ÉMILE ZOLA (1840-1902)

 

L'ATTAQUE DU MOULIN (1880)

 I

     Le moulin * du père Merlier, par cette belle soirée d'été, était en grande fête. Dans la cour, on avait mis trois tables, placées * bout à bout, et qui attendaient les convives.* Tout le pays savait qu'on devait * fiancer, ce jour-là, la fille Merlier, Françoise, avec Dominique, un garçon qu'on accusait de fainéantise, *  mais que les femmes, à trois lieues à la ronde, regardaient avec des yeux luisants, tant il avait bon air. *
     Ce moulin du père Merlier était une vraie gaîté. Il se trouvait juste au milieu de Rocreuse, à l'endroit où la grand'route fait un coude. *  Le village n'a qu'une rue, deux files de masures, * une file à chaque bord de la route; mais là, au coude, des prés s'élargissent, de grands arbres, qui suivent le cours de la Morelle, couvrent le fond de la vallée d'ombrages magnifiques. Il n'y a pas, dans toute la Lorraine, un coin de nature plus adorable.
     Et c'était là que le moulin du père Merlier égayait * de son tic-tac un coin de verdures folles. La bâtisse, faite de plâtre et de planches, * semblait vieille comme le monde. Elle trempait * à moitié dans la Morelle, qui arrondit à cet endroit un clair bassin. Une écluse * était ménagée, la chute tombait de quelques mètres sur la roue du moulin, qui craquait en tournant, avec la toux *  asthmatique d'une fidèle servante * vieillie dans la maison. Quand on conseillait au père Merlier de la changer, * il hochait la tête * en disant qu'une jeune roue serait plus paresseuse * et ne connaîtrait pas si bien le travail; et il raccommodait l'ancienne avec tout ce qui lui tombait sous la main, des douves de tonneau, des ferrures rouillées, du zinc, du plomb. La roue en paraissait plus gaie, * avec son profil devenu étrange,  toute empanachée d'herbes et de mousses.
     Un escalier rompu descendait à la rivière, près d'un pieu * où était amarrée une barque.* Une galerie de bois passait au-dessus de la roue. Des fenêtres s'ouvraient, percées irrégulièrement. *  C'était un pêle-mêle d'encoignures, de petites murailles, de constructions ajoutées après coup, de poutres et de toitures * qui donnaient au moulin un aspect d'ancienne citadelle démantelée. Mais des lierres * avaient poussé, toutes sortes de plantes grimpantes bouchaient les crevasses trop grandes et mettaient un manteau vert à la vieille demeure. Les demoiselles qui passaient, dessinaient sur leurs albums le moulin du père Merlier.
     Du côté de la route, la maison était plus solide. Un portail en pierre s'ouvrait sur la grande cour, que bordaient à droite et à gauche des hangars et des écuries. Près d'un puits, un orme * immense couvrait de son ombre la moitié de la cour. Au fond, la maison alignait les quatre fenêtres de son premier étage, surmonté d'un colombier. La seule coquetterie du père Merlier était de faire badigeonner * cette façade tous les dix ans. Elle venait justement d'être blanchie, et elle éblouissait le village, lorsque le soleil l'allumait, au milieu du jour.
     Depuis vingt ans, le père Merlier était maire de Rocreuse. On l'estimait pour la fortune qu'il avait su faire. * On lui donnait quelque chose comme quatre-vingt mille francs, amassés sou à sou. Quand il avait épousé Madeleine Guillard, qui lui apportait en dot le moulin, il ne possédait guère que ses deux bras. Mais Madeleine ne s'était jamais repentie de son choix, tant il avait su mener gaillardement les affaires du ménage. Aujourd'hui, la femme était défunte, il restait veuf avec sa fille Françoise. Sans doute, il aurait pu se reposer,  laisser la roue du moulin dormir dans la mousse; mais il se serait trop ennuyé, et la maison lui aurait semblé morte. Il travaillait toujours, pour le plaisir. Le père Merlier était alors un grand vieillard, à longue figure silencieuse, qui ne riait jamais, mais qui était tout de même très gai en dedans. On l'avait choisi pour maire, à cause de son argent et aussi pour le bel air qu'il savait prendre, lorsqu'il faisait un mariage.


     Françoise Merlier venait d'avoir dix-huit ans. Elle ne passait pas pour une des belles filles du pays, parce qu'elle était chétive. Jusqu'à quinze ans, elle avait même été laide. On ne pouvait pas comprendre, à Rocreuse, comment la fille du père et de la mère Merlier, tous deux si bien plantés, poussait mal et d'un air de regret. Mais à quinze ans, tout en restant délicate, elle prit une petite figure la plus jolie du monde. Elle avait des cheveux noirs, des yeux noirs, et elle était toute rose avec ça; une bouche qui riait toujours, des trous dans les joues, un front clair où il y avait comme une couronne de soleil. Quoique chétive pour le pays, elle n'était pas maigre, loin de là; on voulait dire simplement qu'elle n'aurait pas pu lever un sac de blé; mais elle devenait toute potelée, avec l'âge elle devait finir par être ronde et friande comme une caille. Seulement, les longs silences de son père l'avaient rendue raisonnable très jeune. Si elle riait toujours, c'était pour faire plaisir aux autres. Au fond, elle était sérieuse.
     Naturellement, tout le pays la courtisait, plus encore pour ses écus que pour sa gentillesse. Et elle avait fini par faire un choix, qui venait de scandaliser la contrée. De l'autre côté de la Morelle, vivait un grand garçon, que l'on nommait Dominique Penquer. Il n'était pas de Rocreuse. Dix ans auparavant, il était arrivé de Belgique, pour hériter d'un oncle, qui possédait un petit bien, sur la lisière même de la forêt de Gagny, juste en face du moulin, à quelques portées de fusil. Il venait pour vendre ce bien, disait-il, et retourner chez lui. Mais le pays le charma, paraît-il, car il n'en bougea plus. On le vit cultiver son bout de champ, récolter quelques légumes dont il vivait. Il pêchait, il chassait; plusieurs fois, les gardes faillirent le prendre et lui dresser des procès-verbaux. Cette existence libre, dont les paysans ne s'expliquaient pas bien les ressources, avait fini par lui donner un mauvais renom. On le traitait vaguement de braconnier. En tout cas, il était paresseux, car on le trouvait souvent endormi dans l'herbe, à des heures où il aurait dû travailler. La masure qu'il habitait, sous les derniers arbres de la forêt, ne semblait pas non plus la demeure d'un honnête garçon. Il aurait eu un commerce avec les loups des ruines de Gagny, que cela n'aurait point surpris les vieilles femmes. Pourtant, les jeunes filles, parfois, se hasardaient à le défendre, car il était superbe, cet homme louche, souple et grand comme un peuplier, très blanc de peau, avec une barbe et des cheveux blonds qui semblaient de l'or au soleil. Or, un beau matin, Françoise avait déclaré au père  Merlier qu'elle aimait Dominique et que jamais elle ne consentirait à épouser un autre garçon.
     On pense quel coup de massue le père Merlier reçut, ce jour-là! Il ne dit rien, selon son habitude. Il avait son visage réfléchi; seulement, sa gaîté intérieure ne lui sait plus dans ses yeux. On se bouda pendant une semaine. Françoise, elle aussi, était toute grave. Ce qui tourmentait le père Merlier, c'était de savoir comment ce gredin de braconnier avait bien pu ensorceler sa fille. Jamais Dominique n'était venu au moulin. Le meunier guetta et il aperçut le galant, de l'autre côté de la Morelle, couché dans l'herbe et feignant de dormir. Françoise, de sa chambre, pouvait le voir. La chose était claire, ils avaient dû s'aimer, en se faisant les doux yeux par-dessus la roue du moulin.
     Cependant, huit autres jours s'écoulèrent. Françoise devenait de plus en plus grave. Le père Merlier ne disait toujours rien. Puis, un soir, silencieusement, il amena lui-même Dominique. Françoise, justement, mettait la table. Elle ne parut pas étonnée, elle se contenta d'ajouter un couvert; seulement, les petits trous de ses joues venaient de se creuser de nouveau, et son rire avait reparu. Le matin, le père Merlier était allé trouver Dominique dans sa masure, sur la lisière du bois. Là, les deux hommes avaient causé pendant trois heures, les portes et les fenêtres fermées. Jamais personne n'a su ce qu'ils avaient pu se dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que le père Merlier en sortant traitait déjà Dominique comme son fils. Sans doute, le vieillard avait trouvé le garçon qu'il était allé chercher, un brave garçon, dans ce paresseux qui se couchait sur l'herbe pour se faire aimer des filles.
     Tout Rocreuse clabauda. Les femmes, sur les portes, ne tarissaient pas au sujet de la folie du père Merlier, qui introduisait ainsi chez lui un garnement. Il laissa dire. Peut-être s'était-il souvenu de son propre mariage. Lui non plus ne possédait pas un sou vaillant, lorsqu'il avait épousé Madeleine et son moulin; cela pourtant ne l'avait point empêché de faire un bon mari. D'ailleurs, Dominique coupa court aux cancans, en se mettant si rudement à la besogne, que le pays en fut émerveillé. Justement le garçon du moulin était tombé au sort, et jamais Dominique ne voulut qu'on en engageât un autre. Il porta les sacs, conduisit la charrette, se battit avec la vieille roue, quand elle se faisait prier pour tourner, tout cela d'un tel coeur, qu'on venait le voir par plaisir. Le père Merlier avait son rire silencieux. Il était très fier d'avoir deviné ce garçon. Il n'y a rien comme l'amour pour donner du courage aux jeunes gens.
     Au milieu de toute cette grosse besogne, Françoise et Dominique s'adoraient. Ils ne se parlaient guère, mais ils se regardaient avec une douceur souriante. Jusque-là, le père Merlier n'avait pas dit un seul mot au sujet du mariage; et tous deux respectaient ce silence, attendant la volonté du vieillard. Enfin, un jour, vers le milieu de juillet, il avait fait mettre trois tables dans la cour, sous le grand orme, en invitant ses amis de Rocreuse à venir le soir boire un coup avec lui. Quand la cour fut pleine et que tout le monde eut le verre en main, le père Merlier leva le sien très haut, en disant:
    --C'est pour avoir le plaisir de vous annoncer que Françoise épousera ce gaillard-là dans un mois, le jour de la Saint-Louis. * Alors, on trinqua bruyamment. Tout le monde riait. Mais le père Merlier haussant la voix, dit encore:
     --Dominique, embrasse ta promise. Ça se doit.
     Et ils s'embrassèrent, très rouges pendant que l'assistance riait plus fort. Ce fut une vraie fête. On vida un petit tonneau. Puis, quand il n'y eut là que les amis intimes, on causa d'une façon calme. La nuit était tombée, une nuit étoilée et très claire. Dominique et Françoise, assis sur un banc, l'un près de l'autre, ne disaient rien. Un vieux paysan parlait de la guerre que l'empereur * avait déclarée à la Prusse. Tous les gars du village étaient déjà partis. La veille, des troupes avaient encore passé. On allait se cogner dur.
     --Bah ! dit le père Merlier avec l'égoïsme d'un homme heureux, Dominique est étranger, il ne partira pas . . . Et si les Prussiens venaient, il serait là pour défendre sa femme.
     Cette idée que les Prussiens pouvaient venir parut une bonne plaisanterie. On allait leur flanquer une râclée soignée, et ce serait vite fini.
     --Je les ai déjà vus, je les ai déjà vus, répéta d'une voix sourde le vieux paysan.
     Il y eut un silence. Puis, on trinqua une fois encore. Françoise et Dominique n'avaient rien entendu; ils s'étaient pris doucement la main, derrière le banc, sans qu'on pût les voir,et cela leur semblait si bon, qu'ils restaient là, les yeux perdus au fond des ténèbres.
     Quelle nuit tiède et superbe! Le village s'endormait aux deux bords de la route blanche, dans une tranquillité d'enfant. On n'entendait plus, de loin en loin, que le chant de quelque coq éveillé trop tôt. Des grands bois voisins, descendaient de longues haleines qui passaient sur les toitures comme des caresses. Jamais une paix plus large n'était descendue sur un coin plus heureux de nature.


Culture

Bien que toute l'action de ce conte se passe en Lorraine, une vraie province française, les noms géographiques sont fictifs. Remarquez que la date de l'action est 1870, pendant la guerre franco-prussienne. La France a perdu la Lorraine aux Prussiens pendant cette guerre.

Jour de la fête de Saint-Louis, le 25 août

Napoléon III (Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, 1808-1873), neveu de Napoléon Ier Bonaparte; il avait créé le Deuxième Empire dans un coup d'état en 1851.
 
 

Vocabulaire

invités

C'est-à-dire qu'il ne faisait rien.

Les femmes trouvaient que Dominique était très beau (il avait les yeus luisants, il avait bon air, etc.).

Le coude est une partie du bras, l'articulation qui réunit le bras avec l'avant-bras; le terme est appliqué à un tournant d'une rivière ou d'un fleuve (ou comme ici, d'une route) de 900.

deux lignes de petites maisons [une ligne à chaque côté de la route].

"The building, made of plaster and boards"

tremper: se trouver dans l'eau

Ici, le mot écluse désigne la porte qui laisse tomber l'eau sur la roue ['wheel"] du moulin [the gate of the race leading to the mill]. Dans son usage le plus habituel de nos jours, ce mot indique le mécanisme qui rend les canaux praticables ["locks"].

action de tousser ["cough"]

hocher la tête: dire oui ou non [ici, non] de la tête

"post, stake"

un petit bateau

C'est-à-dire que les fenêtres étaient séparées par des espaces irréguliers.

"beams and roofs"

petites plantes vertes qui poussent aux murs d'un bâtiment ("ivy")

grand arbre gracieux ("elm"); on trouve souvent aussi le nom ormeau. Zola utilise ce mot ici comme un signe de la dignité du père Merlier.

rendre blanc, blanchir
 

Grammaire/Structure

Ici, la veut dire la roue.
 

Littérature

Remarquez dans le mot égayer la racine gai. Le sens du mot est rendre plus gai.

Cette phrase donne un exemple du matérialisme de l'époque, une idée qui est assez importante dans les oeuvres de Zola.
 

Compréhension