"La Bible dans les Poésies sacrées de Le Franc de Pompignan," in Bible de Tous les Temps, vol. VII, Le Siècle des Lumières et la Bible, ed. Yvon Belaval et Dominique Bourel (Paris: Beauchesne, 1986), pp. 355-364

Theodore E. D. Braun

Permission de réimpression demandée
 

    Lorsque Jean-Jacques Le Franc de Pompignan a publié ses Poésies sacrées en 1751, il a présenté au public un ouvrage classique, d'architecture palladienne: un livre symmétrique contenant quatre livres de dix poèmes chacun. (1) Cette parfaite symmétrie est un reflet du goût classique de la première moitié du XVIIIe siècle. Bientôt, pourtant, s'établit un déséquilibre architecturale: l'édition des Poésies sacrées de 1763 est enrichie d'un cinquième livre, et, plus important, aux quatre premiers livres, d'un nombre inégal de poèmes nouveaux.(2) Le romantisme naissant arrive à un moment propice: Le Franc célèbre ses joies (indirectement) dans quelques-unes de ses odes; mais c'est surtout le malheur qu'il chante dans les nouveaux poèmes, le malheur et sa foi. Car, après son mariage et son élection à l'Académie française, il a eu une querelle déchirante avec Voltaire et les philosophes. (3) Ce dernier événement explique l'existence de certains d'entre les nouveaux poèmes qui se trouve dans le recueil. (4)
    Bien que bon nombre de critiques aient examiné les Poésies sacrées aux XVIIIe et au XIXe siècles, il n'en est pratiquement aucun qui ait échappé au piège de l'esprit de parti: l'examen des poèmes n'est le plus souvent que l'occasion de faire la critique de Le Franc ou de Voltaire. (5) La critique moderne a mieux réussi à regarder d'un oeil objectif cette poésie et son auteur. La perspective de l'histoire nous permet de rétablir la réputation de l'homme dans toute la dignité que sa vie privée et ses actes publics (souvent courageux) le lui méritent, et de reporter l'oeuvre poétique--et surtout les Poésies sacrées--à une place d'honneur. (6)
    Comme nous ne saurons tout examiner ici (il s'agit de quelque 85 poèmes répartis en cinq livres), nous avons choisi le premier et l'un des plus beaux livres du recueil, celui des odes, qui sont des traductions et des paraphrases des psaumes. Il y a au total 19 odes, (7) dont les 18 premières sont tirées uniquement des psaumes, tandis que dans la dernière quelques vers viennent d'autres livres de la Bible.
     Avant d'aborder ces odes, il convient de jeter un coup d'oeil sur ce que dit Le Franc de sa tâche d'interprète-traducteur de l'Ecriture sainte. C'est dans le "Discours préliminaire" des Poésies sacrées qu'il exprime ses idées là-dessus. On y verra les éléments de son proto-romantisme, surtout en ce qui concerne l'importance des émotions et du sentiment, et sa théorie de la traduction, qui comprend la nécessité de la paraphrase comme une partie essentielle de la traduction littérale.
    Pour Le Franc, la traduction de l'Ecriture doit commencer par le texte hébreu. "Qu'on ne s'imagine pas, dit-il, connoître toutes les richesses poétiques de l'Ecriture, si on n'en juge que par la traduction latine. Il en est beaucoup resté dans l'original"(p. xi). Or, rendre le texte littéralement ne suffit pas, car il faut traduire non seulement les mots et les idées mais autant que possible la force de l'inspiration divine qui a animé les auteurs de la Bible (pp. xxii-xxiii). Il résume ces deux notions en disant que "les pensées, les images appartiennent à la Divinité; le langage appartient à l'homme. Une traduction qui ne seroit pas en même-tems commentaire & paraphrase, deviendroit souvent inintelligible" (p. xxv).
    Le poète nous assure à plusieurs reprises (pp. x, xi-xii, xxxi, lxv) qu'il a fondé sa traduction sur le texte hébreu, sans négliger pour autant les versions latine et grecque. Mais il fait plus: il veut recréer "la douceur & le sentiment" de la poésie hébraïque (pp. xii, l), les réunir à "la grandeur" et à "l'élévation" qu'on trouve dans l"Ecriture. C'est pourquoi il veut imiter les Anciens qui "rêvoient des mots" plutôt que de "pens[er] des choses" comme les Modernes (p. xvii). Pour cela, il faut s'adresser à l'âme, qui trouve dans les psaumes 'tous les sentimens qui sont nécessaires pour vivre en paix avec elle-même, avec les hommes & avec Dieu; toutes les ressources dont elle a besoin dans l'infortune & dans l'oppression" (pp. xxxii-xxxiii).
    C'est pourquoi, aussi, il souligne la nécessité de tout reproduire: "Le sens mystérieux, le langage figuré, les expressions hardies & singulières" des psaumes (p. xxii). De plus, il faut conserver la musique des textes sacrés, tout en la rendant sensible au goût moderne et conforme au génie de la langue française: "Si l'on avoue que ces morceaux ont été faits pour être mis en musique et chantés, on ne sauroit disconvenir qu'il n'ait fallu pour les plier avec plus de grace aux différentes modulations du chant, un mélange de brèves & de longues arrangées avec plus d'art & de symmétrie, que dans la prose" (p. xli); puis il souligne l'importance des rimes "qui sont amenées pour flatter l'oreille & pour favoriser le chant" (p. xlii). Et Le Franc de renchérir: "J'ai cru que ce mélange symmétrique de strophes inégales, formeroit un contraste harmonieux, & que ces cadences ainsi diversifiées, ne conviendroient pas mal au genre lyrique. Car si la Poësie ressemble à la peinture, elle doit aussi imiter la musique, dont le charme consiste dans une mélodieuse variété de tons & d'accords" (pp. liv-lv).
    Nous verrons si le poète a su en effet introduire dans ses odes cette variété, cette musique, ces images hardies, ce langage qui, en parlant à l'âme, allument l'imagination et échauffent l'esprit (p. xii). Nous pourrons en même temps rendre compte de la qualité de ses traductions.


    En ce qui concerne la variété dans la versification, il n'y a aucun doute que le poète a réussi: sur les 24 poèmes (en comptant chacune des 6 "divisions" de l'Ode XIII comme un poème), Pompignan manifeste une gamme étonnante. 14 poèmes ont entre 6 et 10 strophes, mais 4 n'en ont que 3, 4 ou 5, tandis que 6 sont assez longs: 5 odes ont 11, 12 ou 13 strophes, et une en a jusqu'à 29. La longueur des strophes est tout aussi variée que le nombre des strophes dans un poème: bien que 19 fois on compte 5, 7, ou 10 vers par strophe, les autres sont tantôt très courtes (4 vers seulement), tantôt bien longues (13 vers). D'ailleurs, le poète se sert deux fois d'une strophe suivie d'une anti-strophe. Mais ce n'est pas tout: Le Franc emploie, outre les vers assez communs (alexandrin, demi-alexandrin, octosyllabe), un vers de sept syllabes. Pas content de cette variété prosodique, Le Franc choisit assez fréquemment une strophe mixte: trois fois c'est l'alexandrin et l'octosyllabe, six fois l'alexandrin et le demi-alexandrin. Il ajoute à cela une rime tout aussi variée, mais où l'on observe certains schémas favoris: aabccb, huit fois; abbacac, cinq fois; et ababccdeed, quatre fois.
Si, dans un recueil de poésies, il faut de la variété pour intéresser le lecteur, celui-ci ne saurait se plaindre d'une versification monotone dans les Poésies sacrées. Mais il faut autre chose, aussi, d'après Pompignan: la musique, dont il avait identifié les éléments essentiels comme la rime, un mélange de syllabes courtes et longues, un mélange symmétrique de strophes inégales, des "cadences diversifiées" (c'est-à-dire des vers de longueur différente), le tout produisant un "contraste harmonieux" et une "mélodieuse variété de tons et d'accords" dans laquelle consiste tout le charme de la musique. En fait, dans plusieurs de ces odes, cette musique perce dans toute sa diversité:

Heureux l'homme que dans leur piége
Les méchans n'ont pas fait tomber,
Qui souffre en paix, sans succomber
Au conseil pervers qui l'assiége;
Et qui, fidèle à son devoir,
Dans la chaire où le crime siége,
Eut toujours horreur de s'asseoir.

        (Ode I, p. 1)

Ou encore:
Fait-il entendre sa parole,
Les cieux croulent, la mer gémit,
La foudre part, l'aquilon vole,
La terre en silence frémit.
Du seuil des portes éternelles,
Des légions d'esprits fidèles
A sa voix s'élancent dans l'air.
Un zèle dévorant les guide,
Et leur essor est plus rapide
Que le feu brûlant de l'éclair.
Il remplit du chaos les abymes funèbres;
Il affermit la terre & chassa les ténèbres;
Les eaux couvroient au loin les rochers & les monts;
Mais au bruit de sa voix les ondes se troublèrent,
            Et soudain s'écoulèrent
            Dans leurs gouffres profonds.
    (Ode XI, p. 38)
Ou enfin:
Quand des ailes de l'aurore
J'emprunterois le secours,
Et qu'aux mers du peuple more
J'irois terminer mon cours:
Dans ma fuite vagabonde,
Ce seroit lui qui sur l'onde
Me conduiroit jusqu'au port;
Et sa puissance éternelle
Dans ma demeure nouvelle
Régleroit toujours mon sort.
            (Ode XVIII, pp. 75-76)
 

    Cette dernière ode, en vers de sept syllabes, fait penser aux conseils que donne Verlaine dans son Art poétique:

De la musique avant toute chose,
Et pour cela, préfère l'Impair... (8)
S'il est vrai que la pratique de Le Franc ne se conforme pas en tout aux préceptes du futur maître des poètes, il n'en est pas moins vrai qu'il dote ses poésise, à ses heures, de qualités musicales remarquables.
    Il les dote aussi d'images hardies, surtout par comparaison avec celles de ses contemporains. (9)
Examinons à la fois quelques-unes de ces images et la qualité de l'auteur comme traducteur, deux choses qui, dans l'esprit de Le Franc, sont intimement liées.
    Ainsi, par exemple, le poète commente la traduction qu'il a faite d'un certain passage du Psaume 138(10) dans son Ode XVIII, strophe citée ci-dessus, qu'il prétend avoir choisie "entre une infinité d'autres":
    "On lit ainsi dans la Vulgate le huitième verset du Psaume 138. Si sumpsero pennas meas diluculo, & habitavero in extremis maris: 'Si je prens mes aîles au point du jour, et si je vais habiter aux extrémités de la mer.' L'Hébreu dit: 'Je prendrais les aîles de l'aurore, etc....' ce que j'ai tâché d'exprimer par ces quatre vers:
Quand des ailes de l'aurore
J'emprunterois le secours,
Et qu'aux mers du peuple more
J'irois terminer mon cours:
    "Dans la version latine, le Psalmiste traverse les flots avec ses propres aîles; dans l'Hébreu, il prend celles de l'aurore. Cette dernière image a bien plus de hardiese & de rapidité. Que de sentiment et de douceur dans ce Point du jour (1) personnifié, dans cette Etoile du matin dont on emprunte les aîles! L'imagination s'allume à la vue de pareils objets; l'esprit le moins vif s'échauffe; le plus stérile devient fécond.
    "Il ajoute, dans la note (1): 'Le mot Hébreu signifie également Aurora, Lucifer, diluculum'" (pp. xi-xii).
    Pompignan insiste pour que le traducteur suive l'hébreu. C'est pourquoi il n'aime pas une certaine traduction qui "ne connoît point ces débuts fiers & audacieux qui étonnent le Lecteur, & qu'il est si facile de conserver en traduisant littéralement l'Hébreu ou la Vulgate. Dixit incipiens: l'impie a dit : Exurgat Deus: Dieu se lève" (p. xxxv). Justement il commence ses Odes IV et V (Psaumes 13 et 15, et 67) par la traduction qu'il offre ici. Ses odes sont en effet caractérisées par un début énergique, parfois plus énergique que l'hébreu. Dans ces deux psaumes, par exemple, le premier verset du psaume propre n'a aucune image, aucun mouvement:
L'insensé dit en soi-même: "Il n'y a pas de Dieu!"
    Leur conduite n'est que corruption et perversité,
    aucun ne fait le bien... (11)
L'ode de Le Franc commence (pp. 10-11) ainsi:
L'impie a dit: brisons ces temples,
Non, je ne connois point de Dieu.
Il le dit, et porte en tout lieu
Ses pas impurs & ses exemples.
Le poète français ajoute du mouvement, de l'action, là où le poète hérbreu n'en a pas mis ("brisons ces temples"). Et il transforme en image une simple constatation, comme on peut le voir en juxtaposant le verset 2b aux vers 3 et 4. Si, plus loin dans le poème, il perd quelques images ("ossements," verset 6 et "tourner en dérision," verset 7), en revanche il renforce celles qu'il trouve au verset 4 ("artisans d'iniquité" / "ministres sanglants de l'iniquité"; "qui dévorent mon peuple comme ils dévorent le pain"/ "Monstres voluptueux dont la soif et la faim Dévorent sans pitié la veuve & l'orphelin"); Pompignan crée de nouvelles images qui rendent les impies encore plus féroces: non seulement les artisans d'iniquité sont devenus des ministres sanglants, mais aussi la comparaison se mue en une autre image: ils sont des monstres voluptueux et sans pitié dont la proie n'est pas une abstraction (mon peuple) mais les membres les plus faibles de la société du peuple de Dieu (les veuves et les orphelins), image rendue plus frappante par l'emploi du singulier.
    De même, dans l'Ode V, la première strophe (p. 13) est encore plus mouvementée que le texte hébreu (et il faut remarquer que dans ces deux psaumes la Vulgate adoucit la force de l'hébreu):
Qu'Elohim se lève, que ses ennemis se dispersent,
    que ceux qui le haïssent prennent la fuite devant sa face:
Comme se dissipe la fumée, ils se dissipent,
    comme la cire se fond devant le feu,
puissent les méchants périr devant la face d'Elohim.
Voici le début de l'ode française (p.13):
Dieu se lève: tombez, roi, temple, autel, idole.
Au feu de ses regards, au son de sa parole
        Les Philistins ont fui.
Tel le vent dans les airs chasse au loin la fumée;
Tel un brasier ardent voit la cire enflammée
        Bouillonner devant lui.
On ne trouve pas dans l'original la réification des ennemis de Dieu qu'on rencontre dans la traduction; ici, Dieu leur ordonne de tomber devant lui, là ils ne font que se disperser. Le poète français identifie, concrétise ces ennemis, ainsi transformant en image une abstraction. Enfin, il vivifie le vent qui chasse la fumée et le brasier qui voit bouillonner la cire; et le souhait exprimé au subjonctif devient une constatation exprimée au passé.
    Cette transformation de l'abstrait au concret et du repos au mouvement est caractéristique des traductions bibliques de Le Franc de Pompignan. Voici une dernière citation, à titre d'exemple, de cette technique: c'est la traduction du Psaume 103, versets 2-4 (Ode XI, antistrophe 1, strophe 2, p. 38):
...[et tu] déploies les cieux comme une tente!
[Puis] il façconne avec les eaux sa haute demeure,
    des nuées, il se fait un char,
    il s'avance sur les ailes du vent;
Des souffles [de la tempête], il fait ses messagers,
    et ses serviteurs, du feu de la flamme [de l'orage]!
Maintenant, la version française:

Ainsi qu'un pavillon tissu d'or & de soie,
Le vaste azur des cieux sous sa mais se déploie:
Il peuple leurs déserts d'astres étincelans.
Les eaux autour de lui demeurent suspendues;
            Il foule aux pieds les nues,
            Et marche sur les vents.

Fait-il entendre sa parole,
Les cieux croulent, la mer gémit,
La foudre part, l'aquilon vole,
La terre en silence frémit.
Du seuil des portes éternelles,
Des légions d'esprits fidèles
A sa voix s'élancent dans l'air.
Un zèle dévorant les guide,
Et leur essor est plus rapide
Que le feu brûlant de l'éclair.
Dans ce morceau, nous sommes redevables, pour la plupart, au seul génie du poète français. Le deuxième verset du texte hébreu, malgré la grandeur et l'éclat de l'image, est presque fade à côté des deux premiers vers de Pompignan: la couleur du soleil, des nuages et du ciel est suggérée avec grâce, et l'image grandiose exprimée par le verset dense de l'hébreu n'en est pas moins grandiose dans la traduction, malgré son expansion en deux vers. Le Franc, ayant précisé l'image de la tente, (couleurs, étendue, texture), a su trouver une image bien biblique (la main de Dieu) qui améliore en fin de compte l'image originale. On ne voit pas dans l'hébreu que Dieu "peuple leurs déserts d'astres étincelans," heureuse figure qui rend encore plus vaste le tableau de la création de l'univers. Les vers 5 et 6 semblent calqués sur le texte latin (verset 3, "qui ponis nubem ascensum tuum, qui ambulas super pennas ventorum"); mais on ne trouve nulle part qu'"à sa parlole, les cieux croule, la mer gémit, la foudre part, l'aquilon vole, la terre en silence frémit." Il se peut que Le Franc ait trouvé ces images ailleurs, au Psaume 113, versets 3-8, par exemple, qu'il a paraphrasé dans son Hymne XV; mais en tout cas l'hymne est inférieure à l'ode. Il a, de plaus, fait un tableau semblable dans son Hymne XIV. Quoi qu'il en soit, c'est une paraphrase des plus parfaites et une strophe où se sent le souffle de la vraie inspiration poétique. L'ode continue tout au long de la sorte: c'est peut-être la meilleure qu'ait composé Le Franc, remarquable par la fougue de l'inspiration, l'éclat des images, le mouvement des tableaux, la densité du langage. (12)
    Semblablement, dans son Ode I (tirée du Psaume 1), Pompignan élabore l'image de la lumière et du feu que l'hébreu ne fait que suggérer (verset 2b: "et qui la médite [la loi de Yahweh] jour et nuit"). Dans la version française, on rencontre des mots tels que éclat, obscurci, s'éteint, on voit, jour brûlant, ne verra jamais, la lumière, foudres allumées. Il est possible que Le Franc ait trouvé cette image en lisant Matthieu 3, 12: Jésus "brûlera la paille dans le feu qui ne s'éteint pas" (la paille-dans la Vulgate la poussière-se voit emportée par le vent dans le texte hébreu; l'association de cette image avec celle du psaume a dû s'imposer sur l'esprit du traducteur).
    Il nous semble donc que Le Franc de Pompignan a relevé son défi: il a produit un recueil de psaumes qui est à la fois une traduction fidèle et un livre de véritables poèmes où l'on voit la brillance des images, la fougue de l'imagination, une extraordinaire variété dans la métrique, la musique dont dépend la poésie, un langage qui parle au coeur tout en échauffant l'esprit. C'est dire que sa traduction est excellente, car, selon Le Franc, la Bible est un livre tout fait de poésie. "Pour comble de perfection, dit-il en parlant de l'Ecriture, son caractère propre est d'émouvoir, d'intéresser, de parler toujours au coeur. Le sentiment domine dans tout ce que l'Esprit-Saint a dicté aux hommes inspirés. Ce même avantage devroit aussi caractériser leurs Traducteurs"(p. viii). L'effet de toutes les ressources que Pompignan a fait jouer dans ses poèmes est une sorte de proto-romantisme, comme nous l'avons dit, qui vient du mouvement des contre-Lumières, la revendication des émotions.
    Mais, afin que le livre réussisse pleinement, il faut que le lecteur soit croyant, puisque le but de ces traductions et paraphrases est d'allier la religion et la poésie, de faire "une réclamation publique contre les opinions funestes dont on accuse aujourd'hui la Philosophie, la Poësie & la Littérature de favoriser ouvertement le progrès" (p. xx). Il adresse donc ce recueil de Poésies sacrées aux "personnes qui ont à coeur la conservation de la Foi, les intérêts de la Religion & le culte des Autels" (p. xxi). C'est sans doute pour cette raison qu'il christianise parfois les psaumes.
    Ainsi, dès l'Ode II (tirée du Psaume 2), Le Franc, à la suite des interprètes chrétiens, pousse la note messianique qui se trouve déjà dans l'hébreu, en associant le messie au Christ. Le mot dont il s'agit se trouve au verset 2; son oint, son christ, son messie (la traduction anglaise de ce mot qu'offre The Jewish Publication Society [dans son édition de la Bible; voir n. 11], op. cit., II, 1546, est le plus neutre de toutes: "His annointed," c'est-à-dire son oint). Ce terme 'désignait habituellement l'onction sainte conférant la royauté," d'après E. Pannier (Pirot et Clamer, op.cit., V, 59). Le public visé et la foi de Le Franc lui-même ont dû imposer ici le sens prophétique et messianique du terme. Le poète fait de même dans l'Ode VI (tirée du Psaume 19); il semble y suivre la Vulgate, qui traduit là comme au Psaume 2 ce mot par "christum" (Pannier offre "élu" ici). L'Ode VII (tirée du Pasume 50) transforme "esprit de sainteté" en "Esprit Saint." Le Franc interprète dans l'Ode X une partie du Psaume 101 comme désignant "allégoriquement la personne du Sauveur, et l'établissement de l'Eglise" (p. 33). On pourrait en multiplier les exemples.
    Ce n'est pas seulement la christianisation de certains pasumes que fait Pompignan: dans l'Ode VI (tirée du Psaume 19), il semble viser surtout Louis XV, à qui il avait dédié les Poésies sacrées: l'interprétation du psaume qu'il offre dans l'Argument qui sert d'introduction au poème et dans l'ode elle-même est une leçon morale sur la guerre. "Quand le Souverain veut la guerre, dit le futur Précepteur des enfants royaux, c'est aux sujets de combattre & de prier. Mais si la guerre est injuste, que le Souverain tremble en invoquant les bénédictions du ciel" (p. 20). Cette dernière leçon ne se trouve pas dans la source de l'ode.
    Un autre mobile qu'a Pompignan de composer ces odes est d'ordre tout personnel: il veut trouver de la consolation des attaques de Voltaire et des Encyclopédistes et combattre ce qu'il voit comme l'erreur de ses ennemis (Odes XIII-XVI, XIX). Plusieurs de ces poèmes sont très beaux, bien réalisés, notamment l'Ode XIII (tirée du Psaume 128), divisions 3 et 4. Notons aussi que le livre des Odes se termine par toute une série de poèmes conçus contre les philosophes, et que les trois dernières strophes de l'Ode XIX, dans le contexte de sa lutte publique contre les attaques acharnées de Voltaire, sont transparentes en ce qui concerne leur but: (13)
Laissons les cours des rois dans l'ivresse assoupies
Voir les malheurs publics d'un oeil indifférent;
Laissons aux grands du siècle, aux tyrans, aux impies,
            Leur triomphe apparent.

De ces heureux mondains voyez l'heure dernière,
L'effroi, le désespoir annoncent leur destin.
La paix conduit le juste au bout de sa carrière,
            Et couronne sa fin.

Seigneur, ton jour viendra pour ceux qui te maudissent;
Le leur sera passé sans espoir de retour.
Ton jour viendra, Seigneur, pour ceux qui te bénissent,
            Et ce sera leur jour.

    La Bible est donc, pour Le Franc de Pompignan, une riche ressource. Il y puise une inspiration multiple qui répond à plusieurs besoins: acte de foi, consolation personnelle, armes contre les ennemis de la religion, armes contre ses ennemis personnels. Il y puise aussi toute une poétique qui vise le coeur plutôt que la raison, qui se nourrit d'images hardies et frappantes, qui a une musicalité que le poète sait apprécier et rendre, à ses heures, en vers français. Un examen de ses Cantiques et de ses Prophésies ne ferait que renchérir sur les exemples que nous avons fait voir ici, et montrerait que la verve du poète n'a pas tari devant la tâche qu'il s'était proposé.
 
 


NOTES
 

1. Jean-Jacques Le Franc de Pompignan, Poësies Sacrées de Monsieur L*F****, divisées en Quatre Livres, Et ornées de Figures en taille douce, Paris 1751. Le même texte paraît chez Chaubert dans trois nouvelles éditions, en 1753, 1754, et 1754-1755; cette dernière édition comprend en plus en "Examen des Poësies sacrées" par Victor Riqueti, marquis de Mirabeau (le père du Révolutionnaire).

2. Le Franc de Pompignan, Poësies sacrées et philosophiques tirées des Livres Saints, nouvelle édition, considérablement augmentée, Paris 1763, 2 vol. L'"Examen" de Mirabeau se trouve dans cette édition aussi. Peu avant la mort de Le Franc paraissent les quatre volumes des Oeuvres de M. le Marquis de Pompignan, Paris 1784. Les Poésies sacrées et les Discours philosophiques, sans l'"Examen," forment le premier tome du recueil. C'est à cette édition de 1784 que nous nous référons.

3. Voir Theodore E. D. Braun, Un ennemi de Voltaire: Le Franc de Pompignan--Sa vie, ses oeuvres, ses rapports avec Voltaire, Paris 1972, pp. 35-63 et passim.

4. Voir à ce propos Theodore E. D. Braun, "Antiphilosophie dans les Poésies sacrées de Le Franc de Pompignan," Revue de l'Université d'Ottawa / University of Ottawa Quarterly, vol. 54, no 3 (1984), 9-15. [Cet article se trouve dans ce site.]

5. Voir Braun, [Un ennemi de Voltaire], pp. 127-143, 175-235.

6. Cf. entre autres, Fr.-Albert Duffo, Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan. Poète et magistrat (1709-1784), Paris 1913, passim; Robert Finch,The Sixth Sense: Individualism in French Poetry, 1686-1760, Toronto 1966, pp. 177-202; et Jacques Vier, Histoire de la littérature française du XVIIIe siècle, Paris 1970, I, 612.

7. Comme Le Franc a composé son Ode XIII (tirés du Psaume 118) en six "Divisions," nous avons en réalité dans cette ode six poèmes différents, dont chacun a une métrique particulière et pour ainsi dire une existence individuelle. On pourrait donc dire que ce livre est composé de 24 poèmes.

8. Paul Verlaine, Oeuvres poétiques complètes, Paris, La Pléiade, 1954, p. 206.

9. Jean-Baptiste Rousseau, par exemple; voir à ce sujet Braun, [Un ennemi de Voltaire], pp. 125-138.

10. Nous employons la numérotation de la Vulgate, suivant en cela la pratique de Le Franc.

11. Pour le texte hébreu, nous nous servons de Louis Pirot et Albert Clamer, La Sainte Bible, texte latin et traduction française d'après les textes originaux avec un commentaire exégétique et théologique, Paris 1950, t. V. Cette édition présente le texte de la Vulgate suivi de celui du Nouveau Psaultier et la traduction [littérale] du texte hébreu. Nous avons vérifié l'exactitude de cette traduction contre celle de The Holy Scriptures According to the Masoretic Text, Philadelphie 1955, vol. II; il n'y a pas de divergence essentielle dans ces traductions. Nous avons aussi consulté Charles Augustus Briggs et Grace Briggs, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Psalms, New York 1906.

12. Nous citons ici, avec de légers changements, l'analyse qui se trouve dans Braun, [Un ennemi de Voltaire], pp. 133-134.

13. Nous avons examiné cet aspect des Poésies sacrées dans l'article cité dans la note 4 [et qui se trouve dans ce site].


Last updated 9 August 2001