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demandée
Dans un certain sens, l’acte même de publier en France et au dix-huitième
siècle un recueil de Poésies sacrées
constitue un effort antiphilosophique. Après tout, quoi de moins
conforme, de plus opposé à l’esprit de l’enquête philosophique,
qui se veut surtout laïque et non religieuse et qui se montre bien
souvent anti-religieuse, que la poésie sacrée? D’autant plus
que l’inspiration de ces poèmes est tirée de sources suspectes,
la Bible et la vie des saints. Et pourtant, ce n’est dans ce sens que nous
considérons ici ce recueil: ce qui nous intéresse, c’est
plutôt les poèmes que Le Franc a écrits dans le seul
but de faire front au mouvement philosophique après son amère
dispute avec Voltaire qui avait commencé en 1760.
En effet, on distingue deux séries des Poésies sacrées
de Le Franc de Pompignan. La première, datant de 1751 à 1755,
a connu quatre éditions identiques quant au texte des poèmes
et du Discours préliminaire, et en ce qui concerne
le nombre et la répartition des poèmes (quatre livres de
dix poèmes par livre). Ce sont les poèmes que vise Voltaire
dans Le Pauvre Diable: “Sacrés ils sont, car personne
n’y touche.” Or, comme cette série a été composé
avant la date limite de notre étude, nous l’excluons de notre considération.
La seconde série consiste en 45 poèmes éparpillés
dans les quatre livres établis et dans un nouveau livre de Discours
philosophiques inspirés des livres sapientiaux. Cette série
date de 1763 à 1784 et comprend — outre les nouveaux poèmes
— une nouvelle fin au Discours préliminaire. Sont
exclus aussi de notre analyse des poèmes que Le Franc n’a jamais
intégrés dans les Poésies sacrées, les Odes
chrétiennes et philosophiques de 1771, publiées dans un recueil
qui comprenait aussi les Discours philosophiques. (1)
Il arrive dans cette seconde série que plusieurs poèmes ne
sont que religieux, n’ayant pas de rapport nécessaire avec la lutte
contre les philosophes. De plus, en ce qui concerne les poésies
antiphilosophiques, il faut distinguer celles qui le sont essentiellement
de celles qui portent plutôt sur la guerre littéraire entre
Le Franc et Voltaire. Mais il convient d’abord de jeter un coup d’oeil
sur ce que Le Franc veut dire lui-même par ce qu’il appelle “la vraie
philosophie.” Nous nous bornons pour cela aux remarques qu’il publie pour
la première fois en 1763 dans le Discours préliminaire.
(2)
Après avoir dit que les Discours philosophiques s’adressent
surtout à “des personnes [...] trop connues pour leur indifférence
en matière de religion,” Le Franc prétend
que la vraie Philosophie n’avoit pas attendu le dix-huitième siècle pour se montrer aux hommes; qu’elle est née avec les hommes; qu’elle est l’ouvrage, non de leurs vaines spéculations, mais de celui qui a imprimé dans leur âme l’idée de la Divinité, le sentiment du juste & de l’injuste, l’amour du bien, l’horreur du mal; en un mot, les notions de la première nécessité.Et Le Franc de renchérir sur cette définition:
C’étoit par ces lumières primitives, qui ont suffi cependant pour faire des Socrates, des Platons, des Cicérons & tant d’autres Philosophes payens, dont la doctrine sera la honte éternelle des faux sages de nos jours. Il falloit à l’homme une philosophie plus pure & plus sublime. Dieu lui en a donné un abrégé parfait dans les Livres saints (I, lxi-lxii).
[Les faux sages de nos jours] disent sans cesse à tout l’univers, nous sommes des Philosophes. Et vous qui ne le dites pas, vous serez plus Philosophes qu’eux; ou plutôt vous seuls le serez, parce que vous aurez fréquenté la seule école qui fasse de vrais Philosophes.Il est donc evident que les poèmes philosophiques de ce recueil sont en effet des poèmes antiphilosophiques, composé pour combattre ce que Le Franc considère être la fausse philosophie; et le ton des citations données ci-dessus suggère aussi que l’auteur veut dire son mot sur les faux sages, c’est-à-dire sur ses ennemis, y compris Voltaire. (3)
La Philosophie n’est en effet que l’amour & la pratique de la sagesse. Or, il n’y a que les livres philosophiques de l’Écriture où les devoirs du sage soient enseignés dans toute leur étendue & dans toute leur pureté, sans contradiction de systèmes, sans combat d’opinions, sans mélange de vérités & d’erreurs (I, lxiii-lxiv).
Pour fléchir un vengeur sévèreDe même, l’Ode XIV est consacrée tout entière à l’attaque de Voltaire et des philosophes:
Que mes cris montent jusqu’aux cieux;
Seigneur, n’écarte point tes yeux
Du spectacle de ma misère.
Hâte-toi, viens à mon secours; (I, 33-34)
Dieu vengeur de l’innocence,La “langue envenimée” et “téméraire”, c’est Voltaire armé comme il l’est de “flèches perçantes” et de “charbons allumés”. Le poète déclare son intention de quitter Paris (Cédar) et de rendre “la paix pour la guerre,” bien qu’il sache que cette retraite va exciter d’autant plus contre lui les “citoyens sans foi” de la capitale.
Dans l’excès de ma souffrance
Je t’appelle à mon secours.
Défends mon âme opprimée
Qu’une langue envenimée
Déchire dans ses discours.Dis-moi, langue téméraire,
Quel sera donc le salaire
De tes traits accoutumés?
Je vois dans des mains puissantes,
Je vois des flèches perçantes
Et des charbons allumés.[...] O Cédar! Affreuse terre!
Je rends la paix pour la guerre
A tes citoyens sans foi.
Enfant de la paix, je l’aime,
Mais hélas! Ma douceur même
Les irrite contre moi. (I, 65-66)
Surtout ne disons point: je lui rendrai le mal.Après quelques strophes dans lesquelles les généralisations sont construites de façon à s’appliquer à son cas particulier, (5) Le Franc ne laisse aucun doute chez ses lecteurs de l’objet de son attaque: Voltaire y est traité de “mortel forcené, sans pudeur & sans foi / ...qui ne connoît ni joug, ni frein ni loi.” Les philosophes, eux, sont caractérisés comme des “mostres formés du venin qu’il répand” et qui
S’il a faim, que nos mets largement le nourissent:
S’il a soif, que nos eaux soudain le rafraîchissent.
Suivent dans les marais cet orgueilleux serpent,Le Franc signale ici la pluie de monosyllabes (les qui, les pour, les non, les oui, les car, les ah! ah!, etc.) et de facéties (La Vanité, Le Pauvre Diable, des chansons, des épigrammes... ) (6) qui ont fini par lui faire chercher la paix loin de la capitale, dans sa terre à Pompignan. Tous ses contemporains connaissaient bien les événements et les personnages auxquels il fait allusion dans ces vers et dans tous ces poèmes, d’autant plus que le poète le dit expressément (p. 347):
Sifflent quand il l’ordonne, & de leur fange impure
Exhalent avec lui des torrens d’imposture. (p. 345)
Qui l’eût cru cependant, de tant d’horreurs instruit,Or, le public s’était mis du côté des moqueurs, comme Le Franc l’avoue en s’appelant une “innocente victime” qu’on a livrée “comme anathème aux traits de l’imposteur” (p. 349). Quant à lui, il ne daigne plus répondre aux attaques de ses ennemis. “Nul sage, croyez-moi, dit-il (p. 348), sans tourment pour sa vie, / N’a repris le moqueur, ni censuré l’impie.” Il ne laisse pourtant pas de lâcher des épithètes telles que “hommes jaloux et bas ...tas de brigands ...ennemis mercenaires ...amis lâches ou faux ...impies.” Or, ces “adversaires” sont “Par les noeuds de l’envie unis dans leurs noirceurs, / Et d’autant plus cruels qu’ils sont les offenseurs” (pp. 348-349).
Que ces hommes moqueurs, fiers des plus vils suffrages,
Oseroient sans rougir prétendre au nom des sages;
Qu’ils diroient à la terre: écoutez nos leçons;
Cherchez-vous la vertu, c’est nous qui l’enseignons.
Je pardonne de bon coeur, sans restriction, et dans la plénitude de mon âme, à toutes les personnes qui m’ont si amèrement affligé. Je supplie aussi ceux que je puis avoir eu le malheur d’offenser pendant ma vie, de daigner m’accorder leur pardon. (7)Bref, Le Franc ne laisse aucun doute de ce qu’il a beaucoup souffert des attaques de Voltaire et des philosophes. Il attribue ces attaques à sa défense de la religion catholique et il constate la fermeté de sa foi:
La loi que je professe & l’amour de ton culteIl est certain que les philosophes le considèrent un ennemi, un antiphilosophe. Quant à lui, Pompignan se croit plutôt — nous l’avons vu — un vrai philosophe, l’un de ceux qui trouvent leur philosophie dans l’Écriture, surtout dans les livres sapientiaux, mais aussi dans les psaumes et les prophéties. C’est ce qu’il a fait, prêchant par l’exemple, dans les 85 poèmes sacrés de ce recueil et les neuf Odes chrétiennes qu’il a publiées séparément. Il convient de tourner notre attention maintenant, quoique brièvement, vers quelques expressions poétiques de cette philosophie “antiphilosophique.”
De l’impie orgueilleux m’ont attiré l’insulte.
Mais ses discours moqueurs ne m’ont point ébranlé (I, 52).
Quelle est la main qui mesureIl force la note anti-intellectuelle latente dans ces vers dans le Discours VIII calqué sur les deux premiers chapitres de l’Ecclésiaste (I, 365-369), soulignant la vanité des sciences:
Les cieux, la terre & les eaux,
Qui pèse, ébranle & rassure
Les montagnes, les côteaux?
Ce Dieu par qui tout respire,
Dans son immuable empire
Quels conseils l’ont assité?
[...] Dans leurs frivoles systêmes
Les sages sont confondus.
Je suis leur philosophe encor plus que leur Roi.Mais le poète n’est pas anti-intellectuel: ce qu’il fait plutôt, c’est montrer la vanité des “plaisirs futiles;” il finit par déclarer (p. 369):
Desseins infructueux, études toujours vaines,
Qui ne corrigent point les foiblesses humaines.
Au milieu des erreurs trop de sagesse nuit.
[...] Ah! fuyez, m’écriai-je, importunes chimères. (p. 367)
Aux mortels qu’il chérit Dieu donne la science,En cela il reste fidèle à sa philosophie de jeune homme: nous nous rappelons qu’il avait écrit vers 1738 dans une Épître à Damon:
La sagesse, la paix & les loisirs heureux;
Le reste est superflu s’il n’est pas dangereux.
Soyons de notre esprit les seuls législateurs.Ce qu’il reproche aux philosophes, donc, ce n’est pas leur science, mais leur impiété, leur orgueil de vouloir égaler — or remplacer — Dieu. Dans ce sens, Le Franc est plutôt chrétien qu’anti-intellectuel; s’il est antiphilosophe, c’est que, pour lui, la philosophie dépend de Dieu et non de l’homme. “Les hommes t’instruisent, écrit-il, leur science n’est rien; / Elle accable l’esprit, l’afflige ou l’empoisonne.” (I, 390)
[...] Jugeons, examinons, c’est-là notre appanage.
Cherchons la vérité dans son épais nuage;
Mais que par la raison nos doutes soient bornés
Aux objets que le ciel nous a subordonnés.
Qu’ils ne s’élèvent pas jusqu’au Maître suprême. (II, 213)
Le vice & la vertu sont des noms arbitraires;Ainsi parlent, selon lui, les hommes sans foi.
Le plaisir, l’intérêt, la force fait nos droits.
Laissons aux malheureux, laissons aux coeurs vulgaires
Les autels & les loix. (I, 80-81)
Le pouvoir paternel, l’autorité suprêmeIl souligne: “Obéir à son maître, oui, mortels, obéir. / Dieu fit la loi.” (P. 360) Quel sera le résultat de la désobéissance? Inéluctablement, la révolution (et il peint, pp. 362-363, un curieux tableau prophétique de la Révolution, jusqu’au régicide de 1793: “Qui détrône les Rois bientôt les assassine”).
Sont des droits émanés du Créateur lui-même.
Dieu sur la même tête unit leur double loi;
Qui fit le premier père a fait le premier Roi. (p. 351)
Ce souffle prétendu survit à ton trépas.C’est-à-dire que Dieu punira l’impiété et le crime tout en récompensant la foi et la vertu. Car si l’homme “a conclu dans son aveuglement, / Qu’il n’est après la mort ni prix ni châtiment,” il a tort: “Il perd ainsi le fruit de la plus longue vie” (I, 384).
C’est une âme immortelle & le Dieu des vengeances
Ne l’anéantit pas.
NOTES
(1) La bibliographie de ces éditions se trouve dans Theodore E. D. Braun, Un Ennemi de Voltaire: Le Franc de Pompignan (Paris, Lettres Modernes Minard, 1972), pp. 248-249. Pour une discussion des poèmes, voir pp. 127-143 et 221-226.
(2) Jean-Jacques Le Franc de Pompignan, Oeuvres, Paris, Nyon l’aîné, 1784), I, lx-lxvi. Toutes nos références sont à cette édition.
(3) Pour une discussion de cette guerre littéraire, voir Braun, pp. 175-235.
(4) Voltaire, Alzire, ou les américains (Amsterdam, Étienne Ledet, 1738), III, 125.
(5) Ce n’est pas ici l’endroit de faire une analyse étendue de ce poème. Nous comptons en préparer une prochainement.
(6) Le Franc parle du “déchaînement d’une infâme cabale” et des “productions de sa plume infernale” qu’il traite, d’ailleurs, d’“écrits menteurs” et de “chants satyriques” (I, 348-349).
(7) Le document dans lequel Le Franc exprime ces mots se trouve dans la bibliothèque du séminaire Saint-Sulpice à Paris, Fonds Dupinet, dans un carnet de “Pièces Relatives aux derniers sentimens du Marquis de Pompignan.”
(8)
Voir, par exemple, Jacques Vier, Histoire de la Littérature
Française du XVIIIe siècle (Paris, Armand Colin,
1970), I, 612: “il publia l’un des joyaux poétiques du siècle,
ses Poésies sacrées et philosophiques, dans lesquelles, sub
specie aeternitatis, il dit leur fait à ses adversaires... Poète
entre tous méconnu, il fait plus que sauver l’honneur de son art:
il lui donne quelques-uns de ses plus vigoureux caractères.”
Last Updated 23 July 2001