PROSPER MÉRIMÉE (1803-1870)
MATEO FALCONE *
(1829)
En sortant de Porto-Vecchio
*
et se dirigeant au nord-ouest, vers l'intérieur de l'île,
on voit le terrain s'élever
*
assez rapidement, et, après trois heures de marche par des sentiers
*
tortueux, obstrués par de gros quartiers de rocs, et quelquefois
coupés par des ravins, on se trouve sur le bord d'un maquis très
étendu. Le maquis est la patrie des bergers corses et de quiconque
s'est brouillé
*
avec la justice. Il faut savoir que le laboureur corse, pour s'épargner
*
la peine de fumer
* son
champ, met le feu à une certaine étendue de bois: tant
pis si la flamme se répand plus loin que besoin n'est;
*
arrive que pourra, on 10 est sûr d'avoir une bonne récolte
en semant sur cette terre fertilisée par les cendres des arbres
qu'elle portait.
Les épis enlevés,
*
car on laisse la paille, qui donnerait de la peine à recueillir,
les racines qui sont restées en terre sans se consumer poussent,
au printemps suivant, des cépées très épaisses
qui, en peu d'années, parviennent à une hauteur de sept ou
huit pieds. C'est cette manière de taillis fourré que l'on
nomme maquis. Différentes espèces d'arbres et d'arbrisseaux
le composent; mêlés et confondus comme il plaît à
Dieu. Ce n'est que la hache
*
à la main que l'homme s'y ouvrirait un passage, et l'on voit des
maquis si épais et si touffus, que les mouflons eux-mêmes
ne peuvent y pénétrer.
Si vous avez tué
un homme, allez dans le maquis de Porto-Vecchio, et vous y vivrez en sûreté,
avec un bon fusil, de la poudre et des balles; n'oubliez pas un manteau
brun garni d'un capuchon,*
qui sert de couverture et de matelas.
*
Les bergers vous donnent du lait, du fromage et des châtaignes, et
vous n'aurez rien à craindre de la justice ou des parents du mort,
si ce n'est quand il vous faudra descendre à la ville pour y renouveler
vos munitions.
Mateo Falcone, quand
j'étais en Corse en 18.., avait sa maison à une demi-lieue
de ce maquis. C'était un homme assez
riche pour le pays; *
vivant noblement, c'est-à-dire sans rien faire, du produit de ses
troupeaux, que des bergers, espèces de nomades, menaient paître
çà et là sur les montagnes. Lorsque je
le vis, * deux années
après l'événement que je vais raconter, il
me parut âgé de cinquante ans tout au plus.
*
Figurez-vous un homme petit, mais robuste, avec des cheveux crépus,
noirs comme le jais, un nez aquilin, les lèvres minces, les yeux
grands et vifs, et un teint couleur de revers de botte. Son habileté
au tir au fusil passait pour extraordinaire, même dans son pays,
où il y a tant de bons tireurs. Par exemple, Mateo n'aurait jamais
tiré sur un mouflon avec des chevrotines;
*
mais, à cent vingt pas, il l'abattait d'une balle dans la tête
ou dans l'épaule, à son choix. La nuit, il se servait de
ses armes aussi facilement que le jour, et l'on m'a cité de lui
ce trait d'adresse qui paraîtra peut-être incroyable à
qui n'a pas voyagé en Corse. A quatre-vingts pas, on plaçait
une chandelle allumée derrière un transparent de papier,
large comme une assiette. Il mettait en joue, puis on éteignait
la chandelle, et, au bout d'une minute, dans l'obscurité la plus
complète, il tirait et perçait le transparent trois fois
sur quatre.
Avec un mérite
aussi transcendant, Mateo Falcone s'était attiré une grande
réputation. On le disait aussi bon ami que dangereux ennemi:
d'ailleurs serviable et faisant l'aumône,*
il vivait en paix avec tout le monde dans le district de Porto-Vecchio.
Mais on contait de lui qu'à Corte, où il avait pris femme,
il
s'était débarrassé
*
fort vigoureusement d'un rival qui passait pour aussi redoutable
*
en guerre qu'en amour: du moins on attribuait à Mateo certain coup
de fusil qui surprit ce rival comme il était
à se raser * devant
un petit miroir pendu à sa fenêtre. L'affaire assoupie, Mateo
se maria. Sa femme Giuseppa lui avait donné d'abord trois filles
(dont il enrageait),
*
et enfin un fils, qu'il nomma Fortunato:
*
c'était l'espoir de sa famille, l'héritier du nom. Les filles
étaient bien mariées: leur père pouvait compter au
besoin sur les poignards et les escopettes de ses gendres. Le fils n'avait
que dix ans, mais il annonçait déjà
d'heureuses
dispositions.
*
Un certain jour d'automne,
Mateo sortit de bonne heure avec sa femme pour aller visiter un de ses
troupeaux dans une clairière du maquis. Le petit Fortunato voulait
l'accompagner, mais la clairière était trop loin; d'ailleurs,
il fallait bien que quelqu'un restât pour garder la maison; le père
refusa donc: on verra s'il n'eut pas lieu de s'en repentir.*
Il était absent
depuis quelques heures, et le petit Fortunato était tranquillement
étendu au soleil, regardant les montagnes bleues, et pensant que,
le dimanche prochain, il irait dîner à la ville, chez son
oncle le caporal,
*
quand il fut soudainement interrompu dans ses méditations par l'explosion
d'une arme à feu. Il se leva et se tourna du côté de
la plaine d'où partait ce bruit. D'autres coups de fusil se succédèrent,
tirés à intervalles inégaux, et toujours de plus en
plus rapprochés; enfin, dans le sentier qui menait de la plaine
à la maison de Mateo parut un homme, coiffé d'un bonnet pointu
comme en portent les montagnards, barbu,
*
couvert de haillons, et se traînant avec peine en s'appuyant
*
sur son fusil. Il venait de recevoir un coup de feu dans la
cuisse.
*
Cet homme était
un bandit qui, étant parti de nuit pour aller chercher de
la poudre à la ville, était tombé en route dans une
embuscade * de voltigeurs
corses. * Après
une vigoureuse défense, il était parvenu à faire sa
retraite, vivement poursuivi et tiraillant de rocher en rocher. Mais il
avait peu d'avance sur les soldats, et sa blessure le mettait hors d'état
de gagner le maquis avant d'être rejoint.
Compréhension *
Il s'approcha de Fortunato
et lui dit:
--Tu es le fils de Mateo
Falcone?
--Oui.
--Moi, je suis Gianetto
Sanpiero. Je suis poursuivi par les collets
jaunes. * Cache-moi,
car je ne puis aller plus loin.
--Et que dira mon père
si je te cache sans sa permission?
--Il dira que tu as
bien fait.
--Qui sait?
--Cache-moi vite; ils
viennent.
--Attends que mon père
soit revenu.
--Que j'attende? malédiction!
Ils seront ici dans cinq minutes. Allons, cache-moi, ou je te tue.
Fortunato lui répondit
avec le plus grand sang-froid:
--Ton fusil est déchargé,
et il n'y a plus de cartouches dans ta carchera.
*
--J'ai mon stylet.
--Mais courras-tu aussi
vite que moi?
Il fit un saut, et se
mit hors d'atteinte.
--Tu n'es pas le fils
de Mateo Falcone! Me laisseras-tu donc arrêter devant ta maison?
L'enfant parut touché.
--Que me donneras-tu
si je te cache? dit-il en se rapprochant.
Le bandit fouilla dans
une poche de cuir qui pendait à sa ceinture, et il en tira une pièce
de cinq francs qu'il avait réservée sans doute pour acheter
de la poudre. Fortunato sourit à la vue de la pièce d'argent;
il sén saisit, et dit à Gianetto:
--Ne crains rien.
Aussitôt il fit
un grand trou dans un tas de foin placé auprès de la maison.
Gianetto s'y blottit, et l'enfant le recouvrit de manière à
lui laisser un peu d'air pour respirer, sans qu'il fût possible cependant
de soupçonner que ce foin cachât un homme. Il s'avisa, de
plus, d'une finesse de sauvage assez ingénieuse. II alla prendre
une chatte et ses petits, et les établit sur le tas de foin pour
faire croire qu'il n'avait pas été remué depuis peu.
Ensuite, remarquant des traces de sang sur le sentier près de la
maison, il les couvrit de poussière avec soin, et, cela fait, il
se recoucha au soleil avec la plus grande tranquillité.
Quelques minutes après,
six hommes en uniforme brun à collet jaune, et commandés
par un adjudant, étaient devant la porte de Mateo. Cet adjudant
était quelque peu parent de Falcone. (On sait qu'en Corse on suit
les degrés de parenté beaucoup plus loin qu'ailleurs.) Il
se nommait Tiodoro Gamba: c'était un homme actif, fort redouté
des bandits dont il avait déjà traqué plusieurs.
--Bonjour, petit cousin,
dit-il à Fortunato en l'abordant; comme te voilà grandi!
As-tu vu passer un homme tout a l'heure?
--Oh! je ne suis pas
encore si grand que vous, mon cousin, répondit l'enfant d'un air
niais.
--Cela viendra. Mais
n'as-tu pas vu passer un homme, dis-moi?
--Si j'ai vu passer un homme?
--Oui, un homme avec
un bonnet pointu en velours noir, et une veste brodée de rouge et
de jaune?
--Un homme avec un bonnet
pointu, et une veste brodée de rouge et de jaune?
--Oui, réponds
vite, et ne répète pas mes questions.
--Ce matin, M. le curé
est passé devant notre porte, sur son
cheval Piero. Il m'a demandé comment papa
se portait, et je lui ai répondu . . .
--Ah! petit drôle,
tu fais le malin! Dis-moi vite par où est passé Gianetto,
car c'est lui que nous cherchons; et, j'en suis certain, il a pris ce sentier.
--Qui sait?
--Qui sait? C'est moi
qui sais que tu l'as vu.
--Est-ce qu'on voit
les passants quand on dort?
--Tu ne dormais pas,
vaurien; les coups de fusil t'ont réveillé.
--Vous croyez donc,
mon cousin, que vos fusils font tant de bruit? L'escopette de mon père
en fait bien davantage.
--Que le diable te confonde,
maudit garnement! Je suis bien sûr que tu as vu le Gianetto. Peut-être
même l'as-tu caché. Allons, camarades, entrez dans cette maison,
et voyez si notre homme n'y est pas. Il n'allait plus que d'une patte,
et il a trop de bon sens, le coquin, pour avoir cherché à
gagner le maquis en clopinant. D'ailleurs, les traces de sang s'arrêtent
ici.
--Et que dira papa?
demanda Fortunato en ricanant; que dira-t-il s'il sait qu'on est entré
dans sa maison pendant qu'il était sorti?
--Vaurien! dit l'adjudant
Gamba en le prenant par l'oreille, sais-tu qu'il ne tient qu'à moi
de te faire changer de note? Peut-être qu'en te donnant une
vingtaine de coups de plat de sabre tu parleras enfin.
Et Fortunato ricanait
toujours.
--Mon père est
Mateo Falcone! dit-il avec emphase.
--Sais-tu bien, petit
drôle, que je puis t'emmener à Corte ou à Bastia. Je
te ferai coucher dans un cachot, sur la paille, les fers aux pieds, et
je te ferai guillotiner si tu ne dis où est Gianetto Sanpiero.
L'enfant éclata
de rire à cette ridicule menace. Il répéta:
--Mon père est
Mateo Falcone.
--Adjudant, dit tout
bas un des voltigeurs, ne nous brouillons pas avec Mateo.
Gamba paraissait évidemment
embarrassé. Il causait à voix basse avec ses soldats, qui
avaient déjà visité toute la maison. Ce n'était
pas une opération fort longue, car la cabane d'un Corse ne consiste
qu'en une seule pièce carrée. L'ameublement se compose d'une
table, de bancs, de coffres et d'ustensiles de chasse ou de ménage.
Cependant le petit Fortunato caressait sa chatte, et semblait jouir malignement
de la confusion des voltigeurs et de son cousin.
Un soldat s'approcha
du tas de foin. Il vit la chatte, et donna un coup de baïonnette dans
le foin avec négligence, et en haussant les épaules, comme
s'il sentait que sa précaution était ridicule. Rien ne remua;
et le visage de l'enfant ne trahit pas la plus légère émotion.
Notes de Mérimée
Les caporaux furent autrefois
les chefs que se donnèrent les communes corses quand elles s'insurgèrent
contre les seigneurs féodaux. Aujourd'hui, on donne encore quelquefois
ce nom à un homme qui, par ses propriétés, ses alliances
et sa clientèle, exerce une influence et une sorte de magistrature
effective sur un canton. Les Corses se divisent, par une ancienne habitude,
en cinq castes: les gentilshommes, les caporaux, les citoyens, les plébéiens
et les étrangers (Note de Mérimée)
C'est un corps levé
depuis peu d'années par le gouvernement, et qui sert concurremment
avec la gendarmerie au maintien de la police (Note de Mérimée).
L'uniforme des voltigeurs
était alors un habit brun avec un collet jaune (Note de Mérimée).
Ceinture de cuir qui sert
de giberne et de portefeuille (Note de Mérimée).
Vocabulaire
chemins, routes
se brouiller, désunir
en provoquant une rupture
éviter
fertiliser
[Les épis enlevés...pieds]
Dans cette phrase le narrateur décrit comment le laboureur corse
met feu à son champ au lieu de le fertiliser. Les cendres ["ashes"]
le fertilisent et des racines poussent. Bientôt, les cépées
["shoots"] parviennent à une hauteur de 7 ou 8 pieds.
ax [la hache à la
main, "with an ax in his hand"]
partie dún manteau qui
couvre la tête
coussin long qui sert de lit
"buckshot"]
l'argent qu'on donne à
l'église, normalement destiné aux pauvres
se débarrasser,
enlever un objet ou une personne qui gêne
dangereux
couvert d'une barbe
s'appuyer, "to lean
on"
la partie de la jambe au-dessus
du genou
une attaque où l'on
surprend l'ennemi
Culture
Porto-Vecchio (prononcer:
vékyo) est une petite ville sur la côte orientale de l'île
de Corse (Corsica), où l'action de ce conte se passe. La Corse,
qui se trouve au sud-est de Marseilles, dans la Méditerranée,
est devenue française en 1769; cette même année Napoléon
Bonaparte y est né.
Mateo Falcone est un
nom plus italien que français; la Corse a une histoire italienne.
Pour cette raison, à l'époque de l'histoire, la Corse était
toujours un pays exotique pour la plupart des Français.
En 1768 les Génois
on vendu la Corse aux Français. C'est une île montagneuse
avec un terrain parfois sauvage. La plupart des habitants habitent dans
Ajaccio et Bastia, qui sont des villes plus importantes que Porto-Vecchio.
Grammaire/Structure
Remarquez, dans ce conte,
le grand nombre de verbes réfléchis.
Cette longue phrases veut
dire: Mateo était assez riche pour un homme corse. Il vivait
noblement. Il pouvait vivre sans rien faire. Il vivait du produit de ses
troupeaux que des bergers (qui sont des espèces de nomades) menaient
paître çà et là sur les montagnes.
je vis Mateo
pendant qu'il se rasait
Le mot dont se réfère
à la phrase: Sa femme lui avait donné d'abord trois filles.
Mateo enrageait du fait que sa femme lui avait donné trois
filles (et pas encore de garçon).
Littérature
Le fait que le petit garçon
s'appelle Fortunato indique qu'on l'estime dans la famille et qu'on
s'attend beaucoup de lui. (Fortunato veut dire fortuné,
heureux, qui a de la chance.)
Questions de Compréhension
Préparez des réponses
aux questions suivantes:
1. Qui sont les personnages
principaux jusqu'ici?
2. Quelle sorte d'homme est
Mateo Falcone? Est-il, selon vous, un bon mari? un bon voisin? un homme
qui obéit à la loi?
3.Mérimée n'était
pas encore allé en Corse en 1829, dante de la publication de ce
conte. Pourquoi a-t-il chosisi de faire dérouler l'action du conte
sur cette île, au lieu de Marseille ou Orléans, par exemple?