QUE l'homme juge mal, si
le ciel ne l'inspire,
Et des maux qu'il redoute
et des biens qu'il désire !
Il prodigue sans choix l'estime
ou le mépris.
Toujours d'un faux éclat
serez-vous donc épris,
Cœurs aveugles ! Pesez au
poids de la sagesse
L'opulence réelle
et la fausse richesse.
Le riche est quelquefois
pauvre au milieu de l'or,
Et l'indigence même
est souvent un trésor. (1)
Le pauvre est
à l'abri des complots de l'envie ; (2)
D'implacables soldats n'attaquent
point sa vie :
Il rit de l'exacteur et
sous ses humbles toits
Le fisc n'enlève
rien pour les palais des rois.
Longtemps jeune, il possède
encore dans sa vieillesse,
La force et la santé
que détruit la mollesse.
Les vices à ses pieds
expirent abattus ;
Il n'a point de trésors,
mais il a des vertus.
Le riche est
le jouet de sa propre fortune ;
C'est un tyran cruel dont
le joug l'importune.
Tourmenté de désirs,
de besoins déchiré,
De rivaux, de jaloux, d'ennemis
entouré,
Ses biens sont au pillage
et ses jours à l'enchère ;
Son bonheur est plus triste
encore que la misère.
Lui-même il se déchire
et devient tour à tour,
De son cœur inquiet, la
proie et le vautour. (3)
Trop heureux
le mortel don't l'activité sage
Agrandit lentement un modique
héritage,
Et ne surmonte enfin sa
médiocrité
Qu'à force d'industrie
et de sobriété. (4)
Il garde sans remords ce
qu'il gagna sans crime.
Sa fortune est durable autant
que légitime ; (5)
Elle passe aux neveux du fortuné vieillard.
Tandis que les enfants du crime et du hasard,
Ces hommes sans pitié que les pleurs endurcissent, (6)
Dépouillés tout à coup d'un éclat passager,
Ne sortent du néant que pour s'y replonger ;
Semblables aux torrents dont la fange et les ondes
Ravageaient avec bruit des campagnes fécondes,
Et qui formés soudain, mais plus vite écoulés,
Se perdent dans les champs qu'ils avaient désolés.
Je déplore l'erreur où ton orgueil te livre,
Riche voluptueux que l'abondance enivre !
Crédule autant que vain, tu prends pour des amis
Ces convives nombreux dans tes festins admis,
Ces grands toujours si bas que l'honneur désavoue,
Ce flatteur qui te hait, te méprise et te loue.
Perfide empressement de ce peuple moqueur !
Ils dévorent tes biens, ils perceraient ton cœur. (7)
L'amitié ne se plaît que sous des toits modestes,
Lieux exempts de discorde et de soupçons funestes,
Asile où dans les bras de la frugalité
Règnent la confiance et la sincérité. (8)
Détestable intérêt, auteur de nos misères,
Et qui te plais surtout à diviser les frères,
C'est toi qui des amis romps souvent les liens ;
Quand le riche en acquiert le pauvre perd les siens. (9)
Que sert à l'insensé l'éclat de sa
richesse ? (10)
Ce n'est point à prix d'or que se vend la sagesse.
Que dis-je ! Est-ce pour lui qu'elle aurait des appas !
C'est un bien trop stérile et qu'il ne cherche pas.
Plein de ses passions, il ne connaît, il n'aime
Que ses goûts, ses plaisirs, sa fortune et lui-même.
Posséder, acquérir, c'est sa vertu, son art ;
Il fait de ces trésors son temple et son rempart :
C'est un mur qui l'entoure, où malgré son audace
Le souffle des revers l'accable et le terrasse.
Plus une tour s'élève
et s'approche des cieux,
Plus sa chute soudaine est
terrible à nos yeux. (11)
O riches de
la terre ! eh pourquoi l'indigence
Voit-elle avec horreur votre
altière opulence ?
De vos propres faveurs,
cruels, vous abusez.
Vous secourez le pauvre
et le tyrannisez. (12)
De son dur bienfaiteur l'aspect
le décourage.
Malheur à tout mortel
que votre main soulage.
Que vos plus doux regards
sont encore rebutants ?
Et que vous vendez cher
vos bienfaits insultants ?
Rendre aimables
ses dons est une vertu rare
Que le ciel ne fit point
pour le cœur d'un avare.
Il est plus rare encore,
aux yeux de l'équité,
De s'enrichir sans crime
(13)
, ou bien sans lâcheté.
Fouillez des publicains
les archives impures,
Les traités frauduleux,
les manœuvres obscures,
Un autre en frémirait
: ce sont-là de leurs jeux.
Pour arriver au terme où
s'élancent leurs vœux,
Il est peu de chemins frayés
par la justice ;
Tantôt c'est violence
et tantôt artifice.
Pourvu que l'or abonde au
gré de leurs desseins,
Il n'importe la source où
le puisent leurs mains.
Quels barbares
mortels par de secrètes routes,
Loin des regards du peuple
ont conduit sous ces voûtes,
La dépouille des
champs, seul espoir du besoin ?
Laissez à la fourmi
ce misérable soin,
Homme, amassez pour l'homme
et qu'un secours inique
N'aggrave point ainsi la
pauvreté publique.
Tous ces monceaux de grains,
ces fruits que vous cachez,
Ne sont pas des métaux
de l'abîme arrachés,
Qui de leur possesseur devenus
le supplice,
Soient dans la terre encore
remis par l'avarice.
C'est un dépôt
commun, l'aliment des humains,
La sueur de leur front,
le travail de leurs mains ;
Un bien que la nature à
ses enfants étale,
Le seul que sa bonté,
sagement libérale,
Sur la face du monde a répandu
sans choix :
Subsistance du peuple et
des grands et des rois.
Celui qui la prodigue (14)
en des jours de misère,
N'en devient que plus riche
et du pauvre est le père.
L'homme qui la captive (15)
et ne lui rend l'essor
Que pour en augmenter son
infâme trésor,
S'appauvrit à son
tour quand ses granges s'emplissent,
Et marche environné
de voix qui le maudissent.
Riches, soyez
humains, tendres et généreux.
Quel bien vaut le bonheur
de rendre un homme heureux ?
C'est le plaisir du juste
et c'est le digne usage
Des fragiles trésors
qu'il reçut en partage.
Il prospère, il jouit
des bienfaits qu'il répand ;
Vainqueur de l'envieux,
cet ennemi rampant,
Il entend sans effroi, gronder
loin de ses traces,
Les foudres de la cour et
le vent des disgrâces.
Tels ces arbres
heureux et du ciel protégés (16)
Que l'humide aquilon n'a
jamais outragés
Conservent la fraîcheur
de leur feuille odorante
Quand sous de noirs frimas
la terre est expirante ;
Etendent leurs rameaux et
parmi les hivers,
Poussent encore des fleurs
et de fruits sont couverts.
2) Les richesses servent à l'homme pour payer sa rançon, mais le pauvre n'entend pas de menaces. Ibid. v. 8.
3) L'espérance différée afflige l'âme. Ibid. v. 12.
4) Le bien amassé par de mauvais moyens diminuera : celui qui en amasse par son travail le verra se multiplier Ibid. v. 11.
5) La maison des méchants sera détruite : les tentes des justes seront florissantes. Ch. 14, v. 11.
6) Un homme qui se hâte de s'enrichir et qui porte envie aux autres ne sait pas qu'il sera surpris tout d'un coup de la pauvreté. Ch. 28, v. 22.
7) Il vaut mieux être invité avec affection à manger des herbes, qu'à manger le veau gras lorsqu'on est haï. Ch. 15, v. 17.
8) L'âme tranquille est un
festin continuel. Ibid. v. 15.
Peu avec la crainte de Dieu, vaut mieux que de grands trésors accompagnés
de trouble. Ibid. v. 16.
9) Les richesses donnent beaucoup de nouveaux amis ; mais ceux mêmes qu'avait le pauvre se séparent de lui. Ch. 19, v. 4.
10) Que sert à l'insensé d'avoir du bien entre les mains ? En achètera-t-il la sagesse, lui qui n'a point d'intelligence ? Ch. 17, v. 16.
11) Celui que élève sa maison bien haut en cherche la ruine. Ibid. v. 26.
12) Le riche commande au pauvre; celui qui emprunte est assujetti à celui qui prête. Ch. 22, v. 7.
13) Celui qui se hâte de s'enrichir ne sera pas innocent. Ch. 28, v. 20.
14) L'un donne libéralement et en devient
plus riche, l'autre omet de faire le bien et il s'appauvrit. Ch. 11, v.
24.
Celui qui donne abondamment sera lui-même engraissé ; celui
qui enivre sera lui-même enivré. Ibid. v. 25.
15) Celui qui cache le froment sera maudit du peuple ; la bénédiction viendra sur la tête de celui qui le débite. Ibid. v. 26.
16) Celui qui se fie en ses richesses tombera
; mais les justes fleuriront comme une branche. Ibid. v. 28.