A M. L. M. D. P. [A Madame la Marquise de Pompignan]

Livre Premier, Epître Dixième (édition de 1784)

SUR LA RETRAITE


Dans les jours malheureux de folie et d'erreurs,
Quand tout est corrompu, la foi, le goût, les moeurs,
Quand la raison se perd, que reste-t-il au sage ?
Deux grands consolateurs, s'il sait en faire usage,
Deux amis, s'il le veut, qu'il ne perdra jamais ;
Deux amis précieux, la retraite et la paix.

Je les trouve chez toi, malgré la sombre envie,
Chez toi qui fis, hélas ! les beaux jours de ma vie,
Et qui ferais encor ma joie et mon bonheur,
Si tes maux trop souvent ne déchiraient mon coeur.
Tendre épouse, le Ciel qui forma notre chaîne
Y mêla des anneaux de douleur et de peine.
Si je me vis en proie à d'indignes fureurs,
Ta vertu quelquefois eut des persécuteurs.
D'un prélat révéré (1) la sainte confiance,
D'un Pontife romain (2) l'auguste bienveillance,
N'ont pu te garantir des plus sensibles coups;
O serviteurs de Dieu, seriez-vous donc jaloux !
Quel zèle peu chrétien vous brûle de ses flammes !
Trop heureux toutefois que dans nos faibles âmes,
Cet utile concours d'envieux et d'ingrats
Et du siècle et du monde ait vaincu les appas.

Que ce monde est pour nous un cruel adversaire !
Que nous offrirait-il qui pût jamais nous plaire!
Qu'y voyons-nous ? Un luxe insolent, monstrueux,
Des plaisirs effrénés, des arts voluptueux,
De sublimes esprits dans de mauvaises têtes;
Si peu d'honnêtes gens et tant de gens honnêtes;
Des écrits où l'impie, enivré de succès,
Enchérit sans remords sur ses premiers excès;
Et le faux et le vrai devenus des problèmes;
Des sentiments outrés, de bizarres systèmes;
Le pauvre au lieu de pain recevant des leçons;
Des traités de culture et des champs sans moissons;
De vrais persécuteurs prêchant la tolérance (3) ;
La servitude en guerre avec l'indépendance
Les devoirs les plus saints foulés avec mépris,
Et l'anarchie enfin des coeurs et de l'esprit.

Fuyons, chère compagne, et dans ces jours d'orages,
Dérobons notre barque au péril des naufrages.
Cherchons une demeure où la voix des échos
N'apporte que de loin le son bruyant des flots.
Que ne puis-je à mon gré te choisir un asile,
Et jouir avec toi, dans un loisir tranquille,
Du bonheur peu connu, moins encor envié,
D'oublier l'univers, et d'en être oublié !

O lieux que la Garonne enrichit de son onde,
Où le ciel est si pur, la terre si féconde,
Séjour d'où j'ai banni, du moins par mes travaux,
L'affreuse pauvreté, cause de tant de maux ;
Et toi, qui m'es si cher, vieux berceau de mes pères,
Château qu'ils ont construit sur des bords solitaires,
Fleuve, bois et rochers, vignobles précieux,
Serez-vous donc toujours éloignés de nos yeux ?
Qui nous transportera dans vos divers asiles ?
Mais pourquoi me remplir d'illusions stériles ?
Tes maux et ta faiblesse augmentent chaque jour,
T'enchaînent malgré toi dans ce fatal séjour.
Hé bien, cédons au temps, sans changer de demeure.
Pour être heureux, qu'importe où l'on vive, où l'on meure ?
Les villes ni les champs ne font pas le bonheur :
Sa source est en nous-même, il naît dans notre coeur.
Tout homme au sein du bruit et de la multitude
Peut, sans fuir les humains, trouver la solitude,
Le silence du cloître, et la paix du désert:
A nos goûts réunis ce secours est offert.
Il n'est point en des lieux secrets, inaccessibles ;
Il est dans nos foyers et sous nos toits paisibles.
Vivons-y dans le calme et dans l'obscurité.
Insensibles aux traits de la malignité,
Citoyens isolés, et mal-traités peut-être,
Mais toujours bons Français, et prompts à le paraître,
Nous ferons l'un et l'autre avec zèle, avec foi,
Des voeux pour cet empire, et pour son jeune roi ;
Nous dirons : en lui seul toute la France espère,
Enfant de saint Louis, qu'il imite son père (4) ;
Qu'il soit des rois chrétiens l'Auguste et le Titus.
Que l'onction sacrée ajoute à ses vertus;
Qu'elle éclaire son coeur, son esprit, sa justice ;
Qu'il réprime du Fisc l'intraitable avarice,
Qu'il rend au laboureur et son temps et ses bras,
Trop souvent immolés à des travaux ingrats.
Que la foi de Clovis jusqu'à nous respectée,
Sous les yeux d'un Bourbon ne soit plus insultée
Qu'il venge les autels, et réforme les moeurs.
Que nul homme pervers n'obtienne ses faveurs.
Des trésors de l'Etat économe sévère,
Qu'il proscrive le luxe, auteur de la misère,
Et du bonheur public toujours environné,
Qu'il soit le maître heureux d'un peuple fortuné.

Tel sera de nos coeurs le tendre et digne hommage ;
Mais quels amusements seront notre partage ?
Il en faut : le Ciel même a mis entre nos mains
Les plaisirs innocents qu'il fit pour les humains.
Et la terre et les eaux, les fruits, les créatures,
Tout appartient, tout sert aux âmes les plus pures.
L'austère Précurseur nourissait un agneau ;
L'Apôtre bien-aimé s'amusait d'un oiseau.
Ne crains pas que jamais Arnauld, Pascal, Nicole,
Et de Jansenius l'inexorable école,
Condamnent ton amour pour ce joli bouvreuil,
Ni pour Catheau Mignonne objet d'un si long deuil.
Beau jeaune, Mousquetaire ont droit à tes caresses ;
Cataquoi de son bec met ses barreaux en pièces ;
Tu braves sa colère, elle épargne tes doigts.
Mais ce peuple léger t'irrite quelquefois.
Tu vois avec chagrin l'aimable tourterelle,
D'un époux trop volage épouse peu fidèle;
Tu ne peux soutenir leurs coupables écarts.
La colombe plus chaste attire tes regards ;
Lorsque son choix est fait, elle aime sans partage.
Le colombeau chéri reçoit seul son hommage ;
Nul rival ne s'oppose à leur félicité;
Modèle parmi nous rarement imité.

Dans ta cour cependant un coq plus fort qu'Alcide
Règne en sultan jaloux sur un sérail timide,
Et du chantre enroué le cortège et les feux
T'arrachent au sommeil plus tôt que je ne veux.
De l'insolent Bijou dirai-je les caprices ?
C'est le chien favori, tout respecte ses vices.
Mylord même le craint, lui qui gronde toujours,
Et Bebelle à lui seul fait patte de velours.

Qu'entends-je, et quel bruit sourd dans ton jardin t'appelle ?
On crie; on bat l'airain : ô funeste querelle !
Tes abeilles dans l'air s'apprêtent au combat ;
Deux reines ont paru, le trouble est dans l'état.
Chacune a rassemblé ses phalanges aîlées ;
Les morts et les mourants tombent dans tes allées.
O petits animaux, pourquoi tant de fureurs ?
Quoi ! pour du romarin, pour du thym, pour des fleurs !
Mais de moindres sujets ont dépeuplé nos terres ;
Pour des boules de neige on fait d'horribles guerres.
Insectes généraux, n'imitez pas nos rois ;
Connaissez mieux le prix de la paix et des lois.
Laissez-nous, insensés et cruels que nous sommes,
Pour de vils intérêts assassiner les hommes.
Ainsi que vos travaux, soyez aimables, doux :
La guêpe et le frelon méritent seuls vos coups ;
Ce sont vos ennemis : l'homme en a de semblables,
Plus vains, plus acharnés, sans doute plus coupables.
Ils raisonnent du moins dans leur complot fatal,
Et les frelons humains savent et font le mal.
Enfin, le combat cesse et la retraite sonne.
Les restes échappés aux transports de Bellone
Rentrent dans leur demeure à regret triomphants,
Et pleurent, mais trop tard, des soeurs et des enfants.

Tu les plains ; d'autres soins consoleront ton âme,
D'un feu pur et divin je la vois qui s'enflamme.
Tandis que sous des cieux trop éloignés de toi,
Des fléaux imprévus m'appellent malgré moi,
Dans les vallons d'Orsay, tu vas par ta présence
De la foi qui périt relever la puissance.
Des ministres zélés, tes amis, tes soutiens,
Combattront sous tes yeux l'ennemi des Chrétiens.
Contre le dogme impie il n'est plus de barrières ;
Il passe impunément des palais aux chaumières.
Son souffle est un poison qui tue en peu d'instants ;
Il dévore la terre avec ses habitants.
Le pauvre est abreuvé dans des sources impures ;
Il est souvent sans pain, mais il lit des brochures.
Consultons nos pasteurs sur ces lâches mortels
Qui menacent toujours le culte et les autels ;
Témoins indifférents des maux les plus extrêmes,
Qu'ont-ils pour soulager l'indigent ? des blasphèmes.
Mais de ta charité rien ne borne le cours ;
Tu fournis à la fois l'exemple et le secours.
Si ton coeur est pieux, tes mains sont libérales.
Quelles profusions aux tiennes sont égales ?
J'en dis trop : tu rougis de ma naïveté.
Pour la première fois tu crains la vérité.
Je suis du sentiment l'impulsion fidèle ;
Ce qu'il dicte avec feu, je l'écris avec zèle.
Malgré les froids dédains, les sarcasmes amers,
Du lecteur insensible, ou frivole, ou pervers,
Je veux, si je le puis, je veux, dans mes ouvrages,
Apprendre à l'univers, montrer à tous les âges,
De l'amour conjugal jusqu'où va le pouvoir ;
Je m'en fais un plaisir, un honneur, un devoir.
Périsse la doctrine à jamais détestable
Qui détruit de l'hymen le noeud si respectable,
D'une sainte union méconnaît la douceur,
Combat insolemment le voeu du créateur,
Abolit jusqu'aux noms d'époux et de pères,
Fait de tous les mortels un peuple d'adultères,
Anéantit les droits qui règlent nos plaisirs,
Et ne donne aux humains pour lois que leurs désirs.

Philosophie affreuse ! et des sages l'admirent !
Pour nous que d'autres soins, que d'autres moeurs inspirent,
Chérissons encor plus ce lien révéré
Qu'en formant les humains Dieu même a consacré.
Ses lois n'ont d'autre objet que le bonheur du monde;
Tout est rempli pour nous de sa bonté féconde.
Par vos inimitiés vous en perdez le fruit,
Misérables mortels, quel démon vous séduit ?
Quel emploi des talents, de l'art et du génie !
Faits pour unir les coeurs, pour adoucir la vie,
Par quel funeste sort ne servent-ils jamais
Qu'à troubler parmi nous la concorde et la paix !

Et vous que l'imposture et des haines cruelles
Provoquent bassement par d'injustes querelles,
Préférez le silence à ces lâches combats ;
Plaignez votre ennemi, ne lui répondez pas.
Il est assez puni dans l'excès de sa rage
De méconnaître seul la vertu qu'il outrage.

Le Ciel, trop digne épouse, a gravé dans ton coeur
Ces nobles sentiments de sagesse et d'honneur;
Ils passent dans mon âme, et ton exemple utile
Suffit pour m'inspirer ta fermeté tranquille.
Je vis dans la retraite, et j'y vis avec toi:
Quel époux, quel mortel est plus heureux que moi !



Notes

1. Feu M. l'Evêque d'Amiens a toujours eu pour la M. d. P. une tendresse vraiment paternelle.

2. Le Pape Clément XIII a honoré Madame la M. D. P. d'un Bref, accompagné d'un très beau crucifix d'argent, avec les bénédicitions in articulo mortis.

3. [Référence à Voltaire, dont le Traité sur la Tolérance a été publié en 1763. Avec les premiers vers du poème, cette référence nous laisse dater la composition de ce poème en 1763, lorsque L Franc s'est réfugié dans son château à Pompignan.]

4. Enfant de saint Louis, imitez votre père ; premiers mots d'une lettre de M. de Fénelon au Duc de Bourgogne.


Last updated: 26 March 2003