DISCOURS


PRONONCÉ par Monsieur LE FRANC, Avocat Général de la Cour des Aides de Montauban, à l'ouverture des Audiences, en robes rouges, le dix-huit Novembre mil sept cent. trente-sept.

SUR L'INTÉRÊT PUBLIC.

MESSIEURS,


    NOUS savons trop bien avec quelle exactitude vous remplissez les devoirs ordinaires de votre état, pour entreprendre de vous les rappeler dans toute leur étendue. Exhorter les Tribunaux à l'intégrité, au désintéressement, et à l'application, ce serait démentir l'idée que l'on doit avoir du choix du Prince, et des qualités du Magistrat. Les maximes d'équité qui vous ont été transmises par vos prédécesseurs se conservent parmi vous dans toute leur force; mais il ne suffit pas de ces maximes générales soient sagement employées dans tous les cas particuliers qui demandent vos décisions; la Magistrature Souveraine a plus d'un objet. Ce n'est pas assez que l'opprimé soit secouru, que l'orphelin soit protégé, que le crime soit puni; ce sanctuaire est ouvert aux plaintes générales, comme aux demandes particulières. En entrant dans l'exercice de vos charges, vous contractez, Messieurs, une obligation sans laquelle l'établissement des premiers Ministres de la Justice deviendrait inutile et peut-être onéreux aux peuples; cette obligation essentielle, dont les magistrats les plus consommés et les plus intègres ne rougiront jamais qu'on leur représente l'importance et la nécessité; cet objet intéressant pour le Prince, pour les sujets, et pour vous, c'est la parfaite connaissance que vous devez avoir de l'intérêt public, et conséquemment, le zèle avec lequel vous devez le soutenir dans toutes les occasions, aux dépens même de vos intérêts particuliers.

    L'intérêt du public, et celui de chaque membre du corps politique, quoique liés ensemble par un rapport intime et nécessaire, ont cependant un objet distinct; leurs droits sont différents, et il arrive souvent qu'en s'attachant uniquement à l'un, je veux dire à l'intérêt des particuliers, on néglige ou l'on sacrifie celui du public, par un excès de faiblesse ou de timidité; sentiments qui devraient être inconnus à des magistrats.

    L'ordre de la justice distributive est établi de tous les temps, et connu chez toutes les nations du monde. Nos rois ont plus fait pour leurs sujets; l'affection paternelle, qui a toujours caractérisé nos souverains, leur a fait envisager les besoins publics, et les moyens d'y remédier, comme le plus digne objet de l'attention du prince. C'est dans cette vue qu'ils ont établi des Tribunaux, multipliés dans la suite, et qui, dans les commencements, ne s'assemblaient que pour recevoir non seulement les plaintes des particuliers, mais celles des villes, des communautés, des provinces entières, et généralement de tous les ordres de l'état; pour veiller à la sûreté publique, et surtout pour réprimer les abus, les malversations, les exactions, et les violences qui se commettaient dans les différentes parties du royaume. De sorte, Messieurs, qu'il est vrai de dire que l'intérêt public a été le premier, ou du moins le principal, objet de l'établissement des compagnies supérieures.

    Pénétrés de cette idée, nous ne saurions trop nous attacher à remplir les vues du prince, qui nous a communiqué la portion la plus essentielle et le plus respectable de son autorité. La justice est le plus ferme appui du Trône; les états qu'elle gouverne sont inébranlables; elle assure le bonheur et la tranquillité des peuples: et la durée de tout gouvernement, soit monarchique, soit républicain, dépend si nécessairement de ce bien général, que la ruine de l'un entraîne tôt ou tard la destruction de l'autre.

    L'intérêt public ne subsiste que par le concours de tous les moyens nécessaires pour le conserver: c'est un édifice, que le défaut d'une seule des parties qui le composent peut ruiner jusque dans ses fondements. Il n'est point de Tribunal, il n'est point d'homme en place, qui ne doive contribuer à l'affermir. Dans les emplois les plus différents, dans les fonctions les plus opposées, tout doit se réunir contre la vexation, tout doit travailler pour le bien de l'Etat. Il est vrai qu'on peut le considérer sous plusieurs rapports; mais pour nous borner à des idées que nos fonctions nous rendent plus particulières, nous n'envisageons l'intérêt public que dans la nature et dans la quantité des impôts plus ou moins considérables, surtout dans la manière de les exiger qui rend souvent odieux les droits les plus légitimes. L'intention de nos rois a toujours été que leurs premiers magistrats fussent principalement occupés de ces trois objets. Ils vous ont donnés au peuple pour recevoir ses plaintes, et pour les porter au pied du Trône. Leurs lois et leurs ordonnances ne respirent que l'amour du bien public: ils savent que la flatterie ne cesse point de leur exagérer l'autorité absolue du prince sur ses sujets; qu'on leur dissimule souvent les besoins et la misère des provinces; et c'est pour en être instruits qu'ils vous permettent, qu'ils vous ordonnent de leur représenter le véritable état du royaume. Ils pensent avec raison que l'habitude où vous êtes de décider les différents des particuliers et des communautés contribue essentiellement à vous donner une connaissance parfaite des facultés publiques. Ils sont persuadés aussi que vous n'employez les représentations respectueuses, dont ils vous permettent l'usage, que dans ces temps malheureux où le peuple, accablé à l'insu et contre la volonté du prince, n'a pour se faire entendre d'autre voix que la vôtre, d'autres gémissements que vos plaintes, d'autres protecteurs que ses magistrats.

    C'est dans ces jours de calamité, qui pour être rares ne sont pas sans exemple, que vous devez employer les sentiments de courage et de fermeté, dont l'obéissance la plus respectueuse ne vous ordonna jamais de vous départir. C'est alors, Messieurs, qu'il vous est permis d'opposer au prince les véritables intérêts du prince. Vous travaillez pour sa gloire, et pour l'utilité réelle de son service, en lui représentant que l'autorité souveraine tire toute sa force du bien public; que les rois à la vérité n'ont d'autres richesses que celles de leurs sujets, mais que le monarque n'est jamais riche quand les peuples sont misérables.

    Il est deux occasions principales où l'intérêt public demande votre médiation auprès du trône. L'une, quand le souverain se croit forcé par des circonstances fâcheuses de créer de nouveaux droits, qui surchargent le peuple et qui le mettent hors d'état de payer les impôts établis de tous les temps, et devenus nécessaires pour soutenir l'éclat de la majesté royale et pour entretenir les forces de l'empire. L'autre, quand les droits légitimes abandonnés à l'avidité des traitants, reçoivent de ceux qui les exigent un caractère de rigueur et de vexation qui les dénature aux yeux du peuple, et les fait paraître aussi odieux qu'ils sont justes et nécessaires par eux-mêmes. Dans le premier de ces deux cas, vous ne sauriez agir avec trop de circonspection. La religion des souverains peut être surprise, ils ne rougissent pas de l'avouer. L'erreur et la prévention se glissent quelquefois auprès du trône; c'est un tribut que les rois paient comme nous à l'humanité. Mais il est dangereux de s'égarer dans les voies étroites qu'ils veulent bien nous ouvrir pour conduire la vérité jusqu'à eux. On empoisonne souvent les démarches les plus innocentes des magistrats: on condamne les efforts qu'ils font pour défendre l'intérêt public; tout ce qui n'est pas déférence aveugle est confondu avec la désobéissance. Tel a été plus d'une fois le malheur attaché aux fonctions de la magistrature. C'est ce qui doit, Messieurs, vous rendre attentifs à ne faire éclater votre zèle que dans les conjonctures où vous ne pouvez abandonner le bien général sans trahir le premier de vos devoirs. Vous aurez toujours pour garants de vos démarches non seulement les décisions formelles des rois qui ont établi les tribunaux supérieurs, mais encore la volonté absolue d'un des plus grands monarques de la Terre. Louis le Grand, dans une des plus importantes déclarations (1) qu'il ait données, dit: Que les Compagnies Souveraines ont été établies principalement, pour autoriser la Justice des volontés des Rois. Cette maxime, qui devient une loi respectable, puisqu'elle est émanée du souverain, n'établit-elle pas le droit, ou pour mieux dire, la nécessité où vous êtes de vous opposer à tout ce qui paraît contraire à la justice que les rois jurent d'observer à l'égard de leurs sujets? Et quel abus plus contraire à l'équité royale que tout ce qui peut donner atteinte à l'intérêt public?

    Mais il est rare, Messieurs, que le monarque détruise lui-même le bien général, dont il est le premier protecteur. Quand les sujets sont foulés, quand les lois de l'intérêt public sont violées, c'est par l'abus que l'on fait des volontés du prince. Tout doit alors exciter votre zèle et votre sévérité. Vos représentations, n'ayant point à combattre l'autorité royale, en deviendront plus justes, plus efficaces. Quoique les rois soient les images vivantes de Dieu, leur prévoyance est resserrée dans les bornes de l'humanité; leurs regards ne sauraient embrasser à la fois toutes les parties du gouvernement; ils ignoreraient toujours le mal qui se commet souvent à l'abri de leur nom respectable, si leurs principaux magistrats négligeaient de les en instruire. C'est le sort des états considérables que la Providence a réunis sous un même souverain. L'Empire romain nous fournit des preuves bien sensibles de cette vérité. Nous ne parlons pas de ces princes nés pour le malheur des hommes, et dont le souvenir sera odieux à la postérité la plus reculée. Ils connaissaient toutes les violences que l'on exerçait sous leur nom, ils les ordonnaient eux-mêmes: et quelle protection pouvait-on espérer dans une cour qui était la demeure ordinaire de l'avarice, de la perfidie, et de la cruauté? Mais, ce qui doit paraître plus étrange, les peuples n'étaient pas moins opprimés sous les bons empereurs. On leur cachait la misère et les besoins publics. Rome, enrichie des impôts et des tributs des nations, offrait aux yeux de ses maîtres une image continuelle de luxe et de magnificence. L'empereur jugeait de l'état des provinces par celui de la capitale; cependant les extrémités de l'empire était dans l'indigence; les plus opulents dans les provinces éloignées étaient ceux à qui l'on n'arrachait pas le nécessaire; les campagnes respiraient cet air languissant que la pauvreté répand sur les contrées les plus fertiles; le laboureur accablé de droits, auxquels on ne cessait point de donner une extension injuste et rigoureuse, voyait croître les larmes aux yeux une moisson qu'il ne devait pas recueillir, et la fin de ses travaux n'était que le commencement de sa misère. Les Préteurs chargés de veiller à l'intérêt public autorisaient eux-mêmes ces désordres, et faisaient soupçonner qu'ils en étaient les complices. Les voix des malheureux ne parvenaient qu'avec peine du bout du monde aux oreilles du Sénat.

    Quoique de pareils désordres ne puissent pas être imputés au souverain, quand on connaît la droiture de son coeur, nous sommes cependant bien éloignés, Messieurs, de faire aucun parallèle de la situation où se trouvait l'Empire romain avec l'état présent de la France. D'ailleurs un ordre différent pourvoit parmi nous à l'intérêt public; toutes les provinces de ce royaume ont leurs tribunaux chargés expressément du soin de conserver leurs intérêts et leurs privilèges. Mais si malgré la bonne intention du souverain, si malgré les lois établies pour garantir le peuple de toute oppression, les provinces de votre ressort retentissaient des plaintes des malheureux; si elles imploraient en vain la protection de leurs magistrats contre la fraude, l'avarice, et la concussion, votre silence, Messieurs, ne vous rendrait-il pas responsables des violences commises sous vos yeux? La juridiction qui vous est attribuée exige plus particulièrement de vous que des autres tribunaux une attention assidue sur tout ce qui peut blesser l'intérêt public. Nous supposons, et ce sentiment est bien éloigné de l'idée que nous avons de votre parfaite intégrité, nous supposons, Messieurs, que vous ne connaissez d'autres lois, d'autres règles de vos fonctions que l'intérêt du prince, n'oubliez jamais qu'il consiste dans celui du public. Comment les arrêts que vous rendez tous les jours pour la levée des subsides anciens et généraux seront-ils exécutés? Comment se fera le recouvrement des deniers royaux si le peuple est continuellement recherché pour des droits qui peut-être ont quelque chose de dure par eux-mêmes, mais qui tout au moins deviennent exorbitants par l'insatiable avidité de ceux qui les exigent? C'est à vous seuls, Messieurs, qu'il appartient à remédier à de pareils désordres. Le caractère dont vous êtes revêtus vous en donne le pouvoir; votre honneur et votre conscience vous en prescrivent la nécessité. Le prince vous regarde comme ses plus fidèles sujets, le peuple comme ses plus zélés protecteurs.

    Et quel temps sera jamais plus favorable aux plaintes respectueuses des tribunaux, quand elles n'auront d'autre objet que l'intérêt public? Nous vivons sous le règne et sous le ministère de la justice. Nous voyons un jeune roi, adoré de ses sujets, n'interrompre la paix dont nous jouissons que pour la rendre plus durable et plus glorieuse. Dans un âge où les princes ne respirent que la guerre, servi par des armées dont la valeur étonnante lui ouvrait le chemin des conquêtes les plus étendues, il se contente de réunir à sa couronne une partie de l'ancien partimoine de ses aïeux. Le bonheur de ses sujets le flatte plus que la gloire d'en acquérir de nouveaux: semblable à cet empereur (2) qui préférait le salut d'un citoyen à la mort de mille ennemis. Le choix d'un prince aussi bienfaisant ne pouvait tomber que sur le ministre le plus sage et le plus désintéressé. La Providence assortit presque toujours le génie des ministres à celui des princes; elle épuise sur nous ses rigueurs ou ses faveurs. Tibère donne sa confiance à Séjan; mais les d'Amboise renaissent toujours sous les Louis XII. Profitez de ces temps heureux, secondez les intentions du monarque qui nous gouverne. Il est prêt à vous accorder ce qui peut manquer encore au bien général; et soyez persuadés, Messieurs, que le moyen le plus sûr de mériter l'estime et la protection du prince, la confiance et la vénération de ses sujets, c'est de renouveler tous les jours votre zèle, votre attention et votre fermeté, pour la défense de l'intérêt public
 

Nous requérons la lecture des Ordonnances et la prestation du Serment des avocats et des procureurs en la forme ordinaire.
 
 

A MONTAUBAN,

De l'Imprimerie de J. TEULIÈRES, Imprimeur

du Roi et de la Ville.

M. DCC. XXXVIII.



1. Vérifiée au Parlement, le Roi séant dans son lit de justice le dernier juillet 1648. Cette déclaration est rapportée tout au long dans les Mémoires de M. Omer-Talon, Avocat Général au Parlement de Paris, Tome VI, pag. 223.

2. Antonin le Pieux.